J’ai lu avec beaucoup d’attention l’article de l’éminent professeur Toka Diagana, sur le thème : « Langue, culture et développement : naviguer dans le dilemme éducatif de la Mauritanie»
Alors que ce débat anime la Mauritanie depuis des années, ma surprise est grande de ne découvrir la position du professeur que maintenant. Après lecture de son article, j’ai été poussé à vérifier sa date de publication, tant les arguments de l’auteur me paraissaient tirés d’une époque révolue, quand les langues nationales étaient alors reléguées au simple rôle de langues de folklore dans les réformes de l’éducation.
En effet, en 1979, une réforme audacieuse a été mise en place par le Comité militaire de Salut National (CMSN), avec une volonté affichée d’intégrer toutes nos langues nationales dans le système éducatif. Cette politique aboutit à la création de l’Institut des Langues Nationales (ILN), chargé notamment de préparer l’introduction des langues nationales dans les écoles, et d’ouvrir la voie à leur officialisation. En dépit des moyens financiers limités, les résultats de cette expérience ont été jugés probants, comme en témoignent les évaluations de Breida/Unesco (1984) et du ministère de l’Enseignement (1988), qui recommandèrent la généralisation de cet enseignement à toutes les écoles du pays.
Le professeur ignore t-il à ce point cette expérience ? Sait-il que les élèves formés dans ce système se distinguaient particulièrement dans les matières scientifiques ? Que certains d’entre eux sont aujourd’hui des personnalités éminentes dans des domaines tels que la médecine, l’informatique ou l’ingénierie, et que d’autres ont poursuivi avec succès leurs études supérieures dans d’autres pays, certains même aux États-Unis, où il réside lui-même actuellement ? Le professeur serait sans doute étonné d’apprendre que, dès 1987-1988, ces élèves, après seulement deux ans d’apprentissage du français, surpassaient souvent leurs camarades issus du cursus traditionnel qui avaient six ans de français derrière eux.
Pour répondre au professeur, qui semble semble focaliser ses arguments sur le développement économique, la maîtrise des sciences et des technologies, l’emploi et l’avenir de la jeunesse, je m’appuierai sur les avis de l’Unesco, référence mondiale en matière de culture et de science, ainsi que sur ceux de la Banque mondiale, incontournable en termes de politiques économiques et linguistiques. Sans oublier les analyses des spécialistes de l’éducation et en tenant compte de l’expérience riche, apparemment méconnue de beaucoup, de l’Institut des Langues Nationales (ILN) entre 1979 et 1999.
1. Du développement économique, des langues internationales, des sciences et techniques…
L’affirmation selon laquelle l’enseignement des langues nationales détournerait les ressources des objectifs de développement me semble erronée. Les recherches menées par l’UNESCO et d’autres institutions montrent qu’un enseignement en langue maternelle améliore significativement les résultats scolaires, en particulier dans les premières années d’apprentissage. Lorsque les élèves comprennent la langue d’enseignement, ils acquièrent plus rapidement des compétences de base comme la lecture et les mathématiques, ce qui facilite ensuite l’apprentissage des matières plus complexes, y compris les langues étrangères et les STEM (sciences, technologie, ingénierie et mathématiques). Chose confirmée par notre propre expérience, celle de l’ILN.
Comme l’indique la Banque Mondiale (Haut et fort : Enseigner aux enfants dans une langue qu’ils utilisent et comprennent), l’enseignement dans une langue que les enfants comprennent est un facteur essentiel pour réduire la pauvreté des apprentissages et améliorer l’équité dans l’éducation.
L’enseignement des langues nationales ne détourne pas des ressources du progrès économique, mais permet au contraire de créer une base solide pour l’acquisition de compétences avancées en sciences et technologies. Les langues internationales seront introduites progressivement, une fois que les élèves auront acquis des bases solides dans leur langue maternelle (en 2AF pour le français et en 1ère année du collège pour l’anglais, dans le dispositif actuel de la réforme).
2. Langues nationales et infrastructures académiques
Il est vrai que les langues nationales nécessitent des terminologies spécialisées et du matériel pédagogique adéquat pour enseigner des matières techniques. Toutefois, cela ne justifie pas l’abandon de leur intégration dans le système éducatif. L’expérience d’autres pays, tels que le Mali ou l’Éthiopie, montre qu’avec la volonté politique et des investissements ciblés, il est possible de développer des terminologies scientifiques dans des langues locales.
L’Institut des Langues Nationales en Mauritanie a déjà réalisé des progrès importants, en matière de développement de matériels pédagogiques, dans les langues nationales. Des instituts similaires dans d’autres pays ont réussi à créer des ressources linguistiques pour des disciplines complexes.
Des articles et livres en mathématiques supérieures, en physique, en biologie, philosophie, sociologie, médecine, littérature etc. sont déjà disponibles dans nos langues nationales. De plus, la formation des enseignants peut se faire progressivement, comme cela a été recommandé par les spécialistes de l’Éducation. Par conséquent, cela ne devrait pas être une raison pour retarder indéfiniment l’introduction des langues nationales dans le système éducatif.
3. Conséquences pour la jeunesse mauritanienne
L’affirmation selon laquelle l’enseignement des langues nationales désavantagerait les jeunes par rapport au marché mondial me semble également simpliste. Elle ne reflète pas la complexité du développement éducatif. De nombreuses études, notamment celles menées par des psychologues de l’éducation, montrent que l’enseignement en langue maternelle renforce la confiance des apprenants, les rendant plus aptes à apprendre des langues étrangères par la suite.
L’UNESCO recommande depuis longtemps une éducation multilingue, où l’enseignement commence dans la langue maternelle avant d’introduire progressivement les langues internationales. Cette approche s’est avérée efficace dans des contextes similaires, par exemple au Bangladesh et au Ghana, où les élèves bilingues ou multilingues ont obtenu de meilleurs résultats scolaires et ont mieux réussi à intégrer les compétences techniques requises pour le marché du travail international.
En Mauritanie, l’enseignement des langues nationales peut être vu comme un tremplin vers la maîtrise des compétences globales, et non comme une menace. Une bonne maîtrise des langues locales permet également aux jeunes d’interagir efficacement avec leur propre société tout en s’ouvrant au reste du monde. Bien sûr tout cela dépendra du sérieux; de la sincérité et de la volonté que les décideurs politiques mettrons pour obtenir les résultats escomptés.
4. Une approche pragmatique des objectifs linguistiques et de développement
L’argument qui propose une approche mesurée, où les langues nationales seraient enseignées uniquement dans des contextes culturels, limite la fonction éducative de celles-ci. Les études de la Banque Mondiale, ainsi que les résultats des expériences menées dans plusieurs pays, soulignent que les langues locales ne doivent pas être confinées à un usage culturel, mais doivent être des outils pédagogiques pour toutes les matières, y compris les STEM.
L’intégration progressive des langues nationales, telle que recommandée par des spécialistes, avec un appui institutionnel et des ressources adéquates, n’est pas en contradiction avec les objectifs de développement. Au contraire, elle permet une éducation plus inclusive et de meilleure qualité, qui contribue à combler le fossé de développement à long terme.
5. Une approche équilibrée et durable
La conclusion du texte repose sur une fausse dichotomie entre préservation linguistique et progrès économique. En réalité, l’une n’exclut pas l’autre. Comme le montrent les expériences d’autres pays, l’enseignement en langues nationales peut coexister avec un apprentissage efficace des compétences techniques et des langues internationales.
Les recommandations de l’UNESCO et de la Banque Mondiale soutiennent fermement que l’enseignement en langues maternelles renforce l’apprentissage et permet aux élèves d’acquérir des compétences plus avancées dans toutes les disciplines. Plutôt que de nuire au développement, l’intégration des langues nationales dans le système éducatif mauritanien renforcerait la cohésion sociale, améliorerait les résultats scolaires (l’expérience de l’ILN le confirme) et ouvrirait des opportunités économiques pour une large partie de la population.
6. En guise de conclusion
L’intégration des langues nationales dans le système éducatif mauritanien est non seulement un droit culturel, mais aussi une nécessité pour améliorer la qualité de l’enseignement, de l’éducation et du développement socio-économique du pays. Les recommandations internationales et les expériences mondiales montrent que cette approche est pragmatique et bénéfique. Une éducation multilingue, qui commence par les langues nationales et introduit progressivement les langues internationales, offrira aux jeunes Mauritaniens les compétences dont ils ont besoin pour prospérer dans un monde globalisé, sans sacrifier leur identité culturelle.
Telle est ma conviction profonde.
Bocar Amadou Bâ
(Reçu à Kassataya.com le 12 octobre 2024)
LANGUE, CULTURE ET DÉVELOPEMENT: RÉPONSE AU DOYEN SAMBA DIOULDE THIAM
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