Avec Maryse Condé, accepter l’héritage de la langue française

The Conversation  – Morte le 2 avril 2024, l’écrivaine guadeloupéenne, Maryse Condé a pratiqué tous les genres littéraires (roman, théâtre, essai) excepté la poésie. Elle fut aussi une enseignante-chercheuse, une journaliste, accoutumée à la pratique de la lecture critique. Les sujets abordés dans ses œuvres, qui mettent au jour les rémanences, dans notre présent, des ravages produits sur les humanités par l’esclavage et la colonisation, et ses prises de position souvent hors cadre de l’échiquier littéraire, en ont fait une figure majeure de la littérature contemporaine.

Dans sa contribution au Manifeste pour une littérature monde en français publié chez Gallimard par Michel Lebris et Jean Rouaud en 2007, intitulée « Une liaison dangereuse », Maryse Condé mène une réflexion concernant son rapport à ses langues (créole, français) et réfléchit à son positionnement dans la francophonie.

À cette occasion, elle revient sur un des leitmotiv concernant son écriture : « J’aime à répéter que je n’écris ni en français ni en créole mais en Maryse Condé ». Cette formule a des implications d’ordre linguistique, sociolittéraire, ontologique. À l’instar des quarante-trois autres contributeurs du manifeste, il s’agissait, pour elle, de se défaire de l’étiquette « francophone » réductrice.

Elle rappelle donc les circonstances qui ont fait de cette langue française son moyen d’expression quotidien et, qui plus est, sa langue d’écriture, celle dans laquelle est rédigée l’intégralité d’une œuvre singulière puissante qui fut l’objet d’une réception mondiale attestée par sa traduction en plusieurs langues. Revenant sur son autobiographie intellectuelle, elle retrace l’itinéraire qui l’a conduite à dépasser la crispation linguistique qui a été longtemps la sienne, fondée sur l’antagonisme entre créole et français. Élevée dans un famille de la bourgeoisie guadeloupéenne où le créole, langue des ex-dominés, était banni, elle a éprouvé longtemps une grande honte de ne pas savoir le parler, le sentiment que son inconnaissance était une forme de trahison vis-à-vis de sa communauté d’origine et de son histoire.

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La parution du manifeste Éloge de la créolité écrit par les écrivains martiniquais Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, R. Confiant, publié en 1989, rencontra un grand succès sur la scène littéraire antillaise et francophone plus largement. Bien qu’écrit en français, il se présente comme une défense et illustration militante de la langue créole faisant de son utilisation une garantie de l’identité créole. La lecture et la réception de l’Éloge de la créolité ont incité l’écrivaine à réfléchir sur son rapport à ses langues et à se rendre à l’évidence concernant le français :

« Je n’avais pas choisi cette langue. Le français avait été marronné par des parents aimants qui me l’avaient offert, voulant me parer au mieux pour l’existence. Je ne pouvais pas davantage le contester que la couleur de mes yeux ou la nature de mes cheveux qu’eux aussi m’avait légué. Je devais à tout prix me séparer du sentiment de mauvaise conscience de culpabilité, que j’éprouvais à chaque fois que l’utilisais. »

Au-delà de la dimension linguistique, la formule « Écrire en Maryse Condé » est une affirmation de singularité identitaire exprimée avec force qui interroge plus largement la conjonction opérée entre l’acte d’écrire et le sujet qui le réalise. Dans Liaison dangereuse, allant à l’encontre d’une certaine doxa, (la maronnant ?) M. Condé envisage son usage de la langue française non comme le seul résultat d’une domination coloniale mais comme un legs, un héritage familial à assumer et à perpétuer.

Elle désigne la langue française comme « un trésor qui est sien » qu’elle « ne veut partager avec personne ». On peut lire cette prise de position qui engage la langue et l’imaginaire qui l’accompagne comme un véritable acte de marronnage – un détournement libérateur – opéré au sein même du monde littéraire. Ce refus des diktat qui place l’autrice dans la perspective d’un examen critique nécessaire signe aussi sa volonté de proposer « autre chose », un « autre discours » pleinement subjectif, et à assumer un positionnement hors cadre du champ dans lequel elle évolue.

L’affirmation de M. Condé de sa singularité en tant que sujet est également perceptible dans la dissémination des éléments autobiographiques dans ses textes. Une des constantes de son écriture qu’elle soit critique ou fictionnelle, est sa dimension personnelle, empirique, intimement branchée sur son parcours biographique. C’est donc dans la langue française, héritage marron pleinement assumé, qu’elle a réussi à forger sa voix/voie singulière, rebelle, provocatrice, frondeuse, et à fédérer un large lectorat.

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Professeure en littératures francophones, Université Paris 8 – Vincennes Saint-Denis

 

 

 

 

Source : The Conversation 

 

 

 

 

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