France – L’avocat Henri Leclerc, ardent défenseur des libertés publiques, est mort

L’ancien grand nom du barreau de Paris, défenseur de Lucien Léger, de Richard Roman et des « gauchistes » de Mai 68, ancien président de la Ligue des droits de l’homme, avait plaidé pour la dernière fois en 2020. Il est mort le 31 août.

Le Monde – Le vieux lion a fermé les yeux, le monde de la justice est en grand deuil, et les robes des avocats sont plus noires que jamais. Henri Leclerc est mort à l’âge de 90 ans, samedi 31 août à Paris, après soixante-dix ans de barreau et autant d’années de défense têtue des libertés.

Mᵉ Leclerc était l’un des derniers géants de son temps, et lorsque la rumeur courait, dans les cours ou les tribunaux, qu’il allait plaider, les confrères, les magistrats, les étudiants, se glissaient discrètement dans la salle pour apprendre du vieux maître.

Il se tenait là, avec son bon sourire, lourde silhouette rassurante dans sa robe élimée, avec ces cheveux blancs, cette voix chaude, confiante, amicale, qui coulait comme une rivière ; Leclerc ne plaidait pas, il parlait, en ami, il confiait ses doutes, ses certitudes, ses interrogations, avec des mots simples et une grande bonhomie. On l’écoutait, on glissait avec lui dans l’émotion, et souvent dans la colère, contre la justice, contre l’injustice. « Même dans les atmosphères les plus haineuses, il réussit à envelopper la salle de ses rondeurs, de tout son corps, c’est physique, disait de lui Thierry Lévy, un autre grand avocat, au style plus froid, disparu en 2017. Il fait passer quelque chose aux jurés : “En voilà un brave homme ! Celui qu’il défend ne peut être si mauvais.” »

Mais le vieil avocat savait aussi être redoutable, et ses contre-interrogatoires étaient sans pitié. Il attendait la réponse du témoin, de l’expert ou du policier, un procès-verbal à la main, en suçotant une branche de ses lunettes – bien conscient de ce principe de la défense qui veut qu’un avocat ne pose que des questions dont il connaît la réponse. Le malheureux sur le gril s’empêtrait vite dans ses contradictions, et le vieux lion lui envoyait un terrible coup de griffe qui le laissait tremblant et exsangue, sa déposition ruinée à jamais. Henri Leclerc allait se rasseoir paisiblement avec un demi-sourire, en attendant le suivant.

Le jeune Henri croise pour la première fois la justice à 11 ans, en octobre 1945, après une forte colère de son père, lors du procès de Pierre Laval. Le père, fonctionnaire des impôts, vomissait le maître d’œuvre de la collaboration avec l’Allemagne, mais s’indignait de la parodie de procès de l’ancien chef du gouvernement, fusillé après une tentative de suicide. Le communiqué du procureur général, « les jours de M. Laval ne sont plus en danger », avant de le traîner à demi-mort devant le peloton d’exécution, avait saisi le petit garçon.

Leclerc père met, trois ans plus tard, entre les mains de son fils le livre de l’avocat désigné d’office de Laval, Albert Naud, Pourquoi je n’ai pas défendu Pierre Laval (Librairie Arthème Fayard, 1948) – pourquoi, en réalité, il a été dans l’impossibilité de le défendre. Le garçon du lycée Lakanal, à Sceaux (Hauts-de-Seine), en est marqué à vie. « Comment oublier cette leçon ?, écrit le vieil avocat, en 2017. Il m’en est resté une trace indélébile, une émotion, comme une blessure, dont j’ai retrouvé la vieille et familière cicatrice chaque fois que s’est répandu en moi ce sentiment profond, cette indignation coléreuse qui me saisit devant la justice quand elle se déshonore. »

Adoubé par Albert Naud

Le jeune Henri ne pense pas encore consciemment au droit, mais l’idée fait son chemin. « En réalité depuis longtemps, se souvenait le vieux monsieur. Quand je lisais Les Trois Mousquetaires, j’étais indigné par la mort de Milady. Milady est effectivement la méchante, mais la torture, les violences, la mauvaise justice, tout cela m’indignait. Le roman de Victor Hugo Le Dernier Jour d’un condamné m’a aussi vraiment secoué. »

Stagiaire chez un avoué, il apprend la procédure civile et la rigueur ; mais, plus intéressé par l’action politique, il obtient de justesse sa licence de droit en 1955 et prête serment dans la foulée, le 14 décembre. Le jour dit, son patron, horrifié, lui assure qu’il n’est pas question d’avoir des « chaussures jaunes » pendant la cérémonie : les siennes sont en fait vaguement marron et plus ou moins cirées. Henri Leclerc file boulevard Saint-Michel s’acheter des chaussures noires, les moins chères, qu’il n’a jamais portées depuis, tant elles lui faisaient mal aux pieds, mais enfin le voilà avocat, et le pied à l’étrier.

Il apprend que le grand Albert Naud cherche quelqu’un : Leclerc a 22 ans et saisit sa chance. Mᵉ Naud, ancien résistant, est résolument un homme de droite, il a hérité de Raymond Poincaré, l’ancien avocat et président de la République, sa robe et sa bibliothèque, qu’il a à son tour légué à Leclerc. La bibliothèque prend toujours la poussière dans son cabinet, la robe a été offerte au Musée du barreau de Paris. Mais Naud est un grand pénaliste, très engagé contre la peine de mort, qui disait : « J’ai toujours préféré être du côté du faible, du vaincu, même assassin. » Henri Leclerc est au contraire un militant de gauche, mais il restera douze ans chez le vieux maître, et s’en fera un ami. Un homme, a écrit Leclerc, qui partageait avec lui ce « souffle exigeant qui pousse à agir pour que le monde soit meilleur ».

Le jeune homme défend un jour un forgeron, perceur amateur de coffres-forts, qu’il rencontre longuement et apprend à connaître. Après les plaidoiries, Naud lui offre un cognac, l’alcool de sa terre natale, qui vaut chez lui adoubement. Et il est le premier à avoir cerné le talent si personnel de son jeune collaborateur. Il lui dit : « Tu l’as rendu sympathique, ton type. Tu l’aimes bien, hein ? » « Tu nous l’as fait aimer. Tu vois, c’est ton truc, ça, c’est bien. Continue. »

Henri Leclerc a continué, mais d’abord à militer. « J’ai été militant, bien sûr, avant d’être avocat, et je suis resté un militant », en convenait le vieux maître. A la Sorbonne, à 18 ans, il croise par hasard un garçon de quatre ans son aîné, propre sur lui, étudiant à Sciences Po et de gauche, qui le fascine et qu’il ne quittera plus. C’est Michel Rocard. « Ce jour-là, avant même d’entamer mes études, j’entrai en politique », dit l’avocat. Il va, sur les conseils de Rocard, porter la contradiction, avec une certaine véhémence, lors d’une assemblée générale de la Corpo de droit, qui tient le haut du pavé du Quartier latin, et se prend une gifle magistrale. « C’était Jean-Marie Le Pen, et nous nous sommes battus, racontera plus tard Henri Leclerc, et donc mes contacts avec Le Pen ont été assez étroits. »

Le jeune homme, avec quelques cathos de gauche, passe deux ans au Parti communiste – avant la mort de Staline. Il le quitte sur la pointe des pieds, après des attaques insupportables contre Marcel Prenant, biologiste, résistant et communiste, qui rejetait les thèses farfelues de Lyssenko, « héros de l’Union soviétique », sur l’hérédité. Leclerc adhère à un nouveau parti, l’Union de la gauche socialiste (elle fusionnera plus tard dans le Parti socialiste unifié, le PSU), qui a pris ses distances, en pleine guerre d’Algérie, avec la vieille Section française de l’Internationale ouvrière, la SFIO, de Guy Mollet. L’avocat participe à la défense des combattants algériens et des militants anticolonialistes, s’insurge contre la torture – et se prépare à partir vingt-huit mois au service militaire en Algérie.

C’est long, vingt-huit mois. Le militant a un problème de conscience, et s’en ouvre à Mourad Oussedik, l’un des avocats du FLN, le Front de libération nationale. « C’était un type formidable, a raconté Leclerc. Il m’a dit : “Tous ces gens qui désertent, on ne sait pas quoi en faire, et on a autre chose à foutre. Tu fais ton service, tu prends des responsabilités, et tu te tiens bien”. » Il est affecté en Algérie au début de l’année 1960, en dépit de ses prises de position contre les « événements ». Officier, il est chargé de surveiller une voie ferrée, et ne tire pas un coup de feu de toute la guerre. « Depuis quatorze mois, je n’avais rien fait de mal, mais rien de bien non plus, et je ramenais les appelés dont j’avais la charge sans une égratignure. Pour autant, je n’avais pas de raison d’être particulièrement fier de moi », reconnaît Leclerc.

Il retourne chez Naud, défend avec lui, en 1966, Lucien Léger, « l’Etrangleur », l’assassin d’un petit garçon, dont ils sauvent la tête – Leclerc a plaidé cinq fois, avec succès, pour des accusés qui risquaient la peine de mort, « chaque fois, ce fut un moment terrible ». Dans le même temps, il multiplie les missions pour la Fédération internationale des droits de l’homme ; il enquête sur l’assassinat du général portugais Delgado, en 1965, puis, trois ans plus tard, défend les nationalistes guadeloupéens, victimes d’un système colonial caricatural. Il manifeste avec le PSU en 1961, après le massacre des Algériens à Paris, est présent l’année suivante, lors de la tragédie du métro Charonne (huit morts), milite pour la paix en Algérie…

 

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Source : Le Monde

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