Après le débarquement en Provence, comment le « blanchiment » des troupes françaises a invisibilisé le rôle des tirailleurs africains

La grande majorité des soldats de l’« armée B », dirigée par le général Jean de Lattre de Tassigny remontant vers Paris, était issue des colonies.

Le Monde – Il y a quatre-vingts ans, le 15 août 1944, les Alliés débarquaient en Provence : en moins d’un mois, ils parvenaient à libérer Marseille et Toulon, avant de rejoindre les forces de l’opération « Overlord », débarquées en Normandie le 6 juin.

Si la contribution de la France y est considérable, c’est grâce à la participation de nombreux soldats africains, venus du Maghreb mais aussi d’Afrique subsaharienne, appelés à l’époque « tirailleurs sénégalais ». Sur les quelque 250 000 hommes que compte l’« armée B », qui deviendra ensuite la « première armée » française, dirigée par le général Jean de Lattre de Tassigny, la majorité était issue des colonies africaines de l’époque : les estimations s’étendent de la moitié des troupes à 80 %.

« [C]es combattants africains, pendant nombre de décennies, n’ont pas eu la gloire et l’estime que leur bravoure justifiait », reconnaissait le président Emmanuel Macron lors des célébrations du 75e anniversaire, en 2019. Le débarquement fut un succès, mais la remontée des troupes avait été marquée à l’automne 1944 par le retrait des tirailleurs africains des rangs de la première armée, qui avaient été remplacés par des résistants des Forces françaises de l’intérieur (FFI). Dès le 7 septembre 1944, l’Etat-major évoquait la « transformation rapide » des « troupes sénégalaises » en « unités entièrement blanches », selon une archive citée par l’historienne Claire Miot dans son article consacré au « Retrait des tirailleurs sénégalais de la première armée française en 1944 » publié en 2015 dans XXe Siècle, revue d’histoire (Presses de Sciences-Po).

Après la défaite française de 1940, la France libre s’est organisée en Afrique équatoriale française (AEF, terminologie coloniale regroupant les territoires actuels du Tchad, de la Centrafrique, du Gabon et du Congo) et au Cameroun, au fil des ralliements des gouverneurs au général de Gaulle. Il faut gagner en crédibilité, montrer aux Alliés que « l’armée française a des points forts, comme la rusticité de ses soldats coloniaux », précise Walter Bruyère-Ostells, spécialiste d’histoire militaire et professeur à Sciences-Po Aix. Des tirailleurs sont recrutés : certains sont volontaires, mais d’autres le sont par la contrainte, un aspect « difficile à mesurer car, d’après les registres, tous les soldats sont volontaires », explique Anthony Guyon, historien et auteur des Tirailleurs sénégalais. De l’indigène au soldat, de 1857 à nos jours (Perrin, 2022).

Froid de l’hiver

Après le succès du débarquement de Provence vient le temps de l’humiliation pour 15 000 à 20 000 tirailleurs d’Afrique subsaharienne, membres de la 9e division d’infanterie coloniale et de la première division française libre : sommés de rendre leurs uniformes et leurs armes, ils sont renvoyés dans le Midi. « Le blanchiment est particulièrement désordonné, raconte Pascal Blanchard, historien au Centre d’histoire internationale et d’études politiques de la mondialisation (CRHIM), qui vient de réaliser une exposition itinérante consacrée aux « Etrangers et soldats coloniaux dans l’armée française » : « Aucune cérémonie ne rend hommage à l’engagement des soldats africains, qui sont envoyés à l’arrière. On leur attribue des tâches techniques, voire on les laisse ne rien faire, ce qui génère de la frustration. »

 

« Ils ont, pour certains, une longue expérience combattante, de la campagne de Syrie (1941) aux combats en Italie (1943-1944), en passant par Bir Hakeim (1942) », écrit Claire Miot. Ce choix fut donc tout sauf stratégique : les autorités françaises ont invoqué le froid de l’hiver qui approche, auquel les tirailleurs auraient du mal à résister, mais ces derniers n’en étaient pas moins habitués à évoluer dans l’armée, pour certains de longue date, contrairement aux membres des FFI. Aussi les historiens tendent-ils à considérer le retrait des tirailleurs africains comme avant tout politique. Il était à ce moment essentiel pour de Gaulle d’unifier la Résistance en intégrant les membres de l’intérieur à la première armée.

 

Durant la seconde guerre mondiale, selon plusieurs historiens, les Américains ne voyaient pas d’un bon œil la présence de soldats noirs dans l’armée française, qu’ils ont largement équipée. Pour les Alliés, il était important qu’un maximum de soldats métropolitains soient associés à la Libération. L’enjeu de l’image est central : le retrait des tirailleurs africains explique qu’ils n’aient pas été représentés dans de justes proportions lors du défilé du 14-Juillet 1945, alors même que leur contribution n’est plus à démontrer.

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Source : Le Monde

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