
Naguib Mahfouz (1911-2006) et Alaa El Aswany, la Libanaise Hanan El-Cheikh est l’une des rares « stars » de la littérature arabe. Elle est la seule romancière arabe dont les œuvres ont touché le grand public en Occident dès son premier livre, Histoire de Zahra (JC Lattès, 1985). Femmes de sable et de myrrhe (1993), Poste restante, Beyrouth (1995), Londres mon amour (2010) et Toute une histoire (2010), tous publiés chez Actes Sud, ont été autant de succès marqués par de fortes figures féminines. Son prochain roman, La Danse du paon, paraîtra à l’automne.
– Avec les EgyptiensHanan El-Cheikh reçoit dans son grand appartement du centre de Londres, tapissé de photos originales de son amie Eve Arnold (1912-2012). Sa table de travail occupe un coin de son salon oriental orné de plumes de paon, de bibelots en verre et de meubles en marqueterie. Née en 1945 à Beyrouth, elle a grandi dans une famille conservatrice chiite, puis a mené une carrière de journaliste à succès au Liban avant la guerre civile (1975-1990).
Elle a quitté le pays en 1975 et s’est entièrement consacrée à la littérature. Sous des dehors timides, voire austères, elle rit beaucoup et fait preuve d’une bonne dose d’autodérision.
A quel âge avez-vous commencé à écrire ?
J’avais 14 ans. A l’origine de tout, il y a une altercation avec mon frère. Je me promenais dans la rue avec un garçon de notre quartier de Ras El-Naba, à Beyrouth. Nous parlions très innocemment de cinéma, de littérature, de tout et de rien. Mais mon frère, qui nous a surpris, est intervenu : il m’a violemment prise par la main pour me ramener de force à la maison. L’honneur de la famille était en jeu. [Rires.]
J’étais tellement en colère qu’une fois rentrée dans ma chambre je me suis mise à la table pour écrire les sentiments qui me traversaient : comment mon frère pouvait-il se conduire comme cela et m’interdire de sortir ? N’étais-je pas une personne à part entière, responsable d’elle-même et de ses actes ? J’ai envoyé mon petit texte au quotidien An-Nahar, qui ouvrait ses colonnes chaque semaine à des jeunes. Et j’ai été publiée. Voilà tout !
D’un coup, le regard sur moi a complètement changé. Même mon frère, que j’attaquais durement dans mon texte, s’est senti terriblement fier de cette publication. Du jour au lendemain, j’étais devenue une « fille intelligente », alors que j’avais une réputation épouvantable à l’école. Je n’arrivais à me concentrer sur rien d’autre que le fil décousu de mes pensées et de mes sensations. Je ne sais pas pourquoi. C’était peut-être dû au fait que je manquais de stabilité émotionnelle : ma mère avait déserté le domicile familial quand j’avais 5 ans seulement…
Quand vous êtes-vous dit que vous vouliez devenir une écrivaine ?
C’est à ce moment-là, précisément. Dès l’année suivante, j’ai écrit une nouvelle d’une quarantaine de pages. C’était tellement naïf, je serais embarrassée de la relire aujourd’hui, mais je savais que je voulais écrire. A 18 ans, j’ai écrit mon premier roman, Antihar rajul mayit [« Suicide d’un homme mort », non traduit]. Il n’a été publié que plus tard, quand je suis devenue journaliste à Al-Hasna, le supplément féminin hebdomadaire d’An-Nahar.
Etiez-vous une grande lectrice ?
Oui, j’aimais lire, pas compulsivement mais pas mal quand même. J’aimais par-dessus tout les grands auteurs arabes : Yahia Haqqi, Ihsan Abdel Kouddous, Youssef Al-Sebaï, Gibran Khalil Gibran, etc. Tous ceux qui ont fondé la littérature arabe moderne. C’est en lisant Saison de la migration vers le nord [1969 ; Sindbad, 1983] que j’ai découvert à la fois un trésor et mon maître : le Soudanais Tayeb Salih [1929-2009]. C’était si profond et beau en même temps. Je me suis même sentie un peu jalouse : comment un être humain pouvait ainsi coucher son cœur et son esprit dans une langue si belle sur du papier ? [Soupir] En tout cas, je me suis dit que c’était ça que devait être l’écriture. Une alliance parfaite du fond et de la forme.
Lisiez-vous aussi de la littérature non arabe ?
Oui, je lisais des traductions en arabe. Elles n’étaient peut-être pas formidables mais elles m’ont ouvert l’esprit. J’aimais − et j’aime toujours − tout particulièrement Alberto Moravia. Ses livres me parlent beaucoup : Le Mépris, L’Ennui, etc. J’aime aussi beaucoup Henry Miller.
A partir de 18 ans, j’ai commencé à lire en anglais. J’ai tellement aimé Anaïs Nin, je la préférais aux auteurs de fiction. J’ai aussi été très marquée par Le Bruit et la fureur, de William Faulkner. Il m’a tellement inspirée. Ses nouvelles, ses romans m’ont obsédée à un certain moment de ma vie.
A part Anaïs Nin, y a-t-il d’autres femmes qui vous ont inspirée ?
Ah oui, surtout Leïla Baalbaki [1934-2023]. C’est une des premières écrivaines libanaises. Son livre Je vis ! [1958 ; Seuil, 1961] m’a beaucoup marquée. Dans les années 1960, elle a été poursuivie en justice parce qu’elle écrivait explicitement sur la sexualité. On a même censuré l’une de ses nouvelles, mais elle a gagné au tribunal. Il se trouve que, bien avant qu’elle publie quoi que ce soit, elle a été ma maîtresse à l’école primaire. Je l’adorais, je l’admirais follement pour son look : elle lâchait ses cheveux comme une bohémienne et s’habillait comme une hippie. Elle n’avait aucun tabou. Je voulais l’imiter, lui ressembler en toutes choses.
Vous venez d’une famille chiite très traditionnelle. Ecrire a-t-il été facilement accepté ?
Non seulement ma famille m’a acceptée en tant qu’écrivaine mais elle m’a encouragée et félicitée. Même mon père, qui ne lisait rien d’autre que le Coran, était très fier que je sois journaliste dans un grand journal, que j’anime une émission à la télévision et que je publie des romans. Je suis sûre qu’il n’a jamais rien lu de moi, mais il était content.
Avez-vous transposé des éléments empruntés à la culture traditionnelle chiite dans votre travail littéraire ?
Ma grand-mère, qui était illettrée et qui m’a élevée comme une mère, m’emmenait aux cérémonies de l’Achoura [commémoration du massacre de l’imam Hussein chez les chiites]. Le spectacle de ces femmes qui se frappaient la poitrine et pleuraient le martyre d’Hussein me submergeait. Je reste marquée à jamais par ces femmes qui se levaient et récitaient de la poésie à la gloire de l’imam Hussein en pleurant et en gémissant.
Tous vos livres ne sont-ils pas une tentative de vous connecter avec votre mère ? Jusqu’à « Toute une histoire », que vous lui avez entièrement consacré…
Quand j’ai écrit Histoire de Zahra, ma mère, qui ne savait ni lire ni écrire, en a entendu parler. Elle savait juste que c’était l’histoire d’une femme qui a un amant, parce que des gens lui avaient dit : c’est de toi que parle ta fille. Ça la fâchait beaucoup. Elle répondait alors : « Non, ma fille ne sait rien de moi. »
A l’époque, j’étais journaliste et j’avais une émission où j’invitais des femmes pionnières dans leur domaine au Liban à raconter leur parcours. Chaque fois que ma mère voyait passer une publicité pour mon programme, elle m’appelait au journal. Elle me disait : « Ma fille, écoute-moi ! Tu interviewes des femmes qui sont des privilégiées. Quand est-ce que tu m’intervieweras, moi ? Tu ne connais pas mon histoire. Je veux que tu m’écoutes. » Je savais qu’elle avait fait un mariage forcé avec mon père à l’âge de 16 ans seulement. Je savais qu’elle nous avait quittés, mon père, mon frère et moi, parce qu’elle avait un amant. Cela avait causé un scandale retentissant, mais j’avais digéré tout ça. Je lui répondais : « Ce n’est pas grave, tu as eu raison de partir. Regarde, je suis devenue une écrivaine reconnue, tout va bien, je ne suis pas traumatisée. » Puis la guerre civile est arrivée. Je suis partie vivre en Angleterre et en Arabie saoudite, elle aux Etats-Unis avec son deuxième mari et leurs cinq enfants. Nous nous appelions de temps à autre, on se voyait quand on pouvait.
Un jour, c’était il y a une quinzaine d’années, nous étions ensemble, elle s’est levée et m’a dit : « C’est maintenant, tu dois m’écouter. » Je n’ai pas eu le choix. Elle a commencé à réciter des poèmes en arabe classique. Je n’en revenais pas. Je lui ai demandé : « D’où sais-tu ça ? » Mon Dieu, quel souvenir ! Elle m’a demandé, ou plutôt elle m’a forcée, à écrire ce livre sur elle : Toute une histoire. Malheureusement, elle est morte avant la publication, mais je suis extrêmement heureuse d’avoir eu la chance de l’écouter raconter son histoire.
La plupart de vos livres ont des femmes pour héroïnes, craignez-vous d’être cataloguée dans la littérature féminine ?
Non, j’écris ce que je ressens sans réfléchir à ce qu’on pensera de moi. D’ailleurs, quand je n’écris pas sur les femmes, ce sont les critiques qui sont déçus. [Rires.] Mon dernier livre − pas encore sorti en anglais ni en français − raconte l’histoire de deux cousins. Une amie éditrice m’a dit : « Ton roman serait mieux si la narration était portée par la mère d’un de ces garçons. » Mais pourquoi ? Quand un écrivain est inspiré, il ne doit écouter que lui seul. Je ne suis pas une écrivaine féminine ou féministe. Je veux pouvoir écrire sur les hommes, les femmes, les éléphants, les fourmis, tout ce que je veux.
Dans « La Maison de Schéhérazade » (Actes Sud, 2014), vous vous êtes emparée des « Mille et Une Nuits ». N’était-ce pas un peu cliché ?
Jamais, au grand jamais, je n’avais imaginé m’y intéresser. Cela me semblait appartenir au passé, au patrimoine. Mais le metteur en scène de théâtre britannique Tim Supple m’a demandé de travailler avec lui sur Les Mille et Une Nuits. Je pensais lui répondre que c’était un cliché, justement, mais comme j’étais impressionnée et curieuse, j’ai dit oui. Et j’ai commencé à lire.
La plupart des Arabes n’ont jamais lu Les Mille et Une Nuits. Enfant, on apprend quelques contes à l’école : Aladdin, Sindbad le marin, tout ce folklore innocent. Mais la partie la plus « chaude », on ne la lit pas. Tout cela est censuré, expurgé. On le trouve au marché noir bien entendu, mais personne ne prend la peine de le lire. J’ai lu la totalité des 3 000 pages et j’ai alors pris la mesure de la force de cette œuvre. Mon texte a servi de base à une pièce de théâtre, puis je l’ai transformé en nouvelle. Je n’aurais jamais cru écrire pour le théâtre. J’ai écrit cinq pièces en tout. Trois d’entre elles ont été montées.
Quel est le point de départ de vos livres : les personnages, l’histoire ou la langue ?
Ce sont les personnages qui sont au début de tout. Ils portent la langue et l’histoire en eux.
Ecrivez-vous quotidiennement ? Sur ordinateur ou à la main ?
J’écris tous les jours, sauf quand je suis en voyage ou que je rends visite à ma fille, à Paris. J’ai besoin d’une routine. Quand je n’ai rien d’autre de prévu, je travaille du matin jusqu’à 17 heures. Après chaque œuvre, je m’arrête un peu, mais pas longtemps : deux ou trois mois, pas plus. J’écris toujours à la main. Je n’ai jamais réussi à me mettre à l’ordinateur. J’ai essayé, mais il n’y a pas le même rapport sensuel au mot et à la phrase. Il y a un lien direct entre ma main, mon cœur et mon cerveau.
Vivre dans un pays où l’arabe n’est pas dominant a-t-il changé votre rapport à la langue ?
Non, je lis et vis en arabe toute la journée, où que je sois. Je n’ai jamais pensé écrire dans une autre langue. Même quand j’ai travaillé sur Les Mille et Une Nuits, j’ai rendu mon texte en arabe. Le metteur en scène m’a demandé de le traduire moi-même. C’est la seule fois où j’ai écrit en anglais. Mais c’était simplement une traduction. La pièce mélange l’anglais, l’arabe classique, l’arabe dialectal.
Participez-vous d’une manière ou d’une autre aux traductions de vos livres ?
Je les relis avant publication, du moins dans les langues que je maîtrise. Pendant la traduction, j’échange avec la traductrice ou le traducteur sur l’histoire cachée dans mes livres. On ne peut pas traduire mot à mot, sinon on perd le sens caché. Je suis impressionnée par le travail effectué par les traducteurs.
Vous avez quitté le Liban à cause de la guerre civile. Etes-vous une écrivaine de la diaspora ?
J’ai quitté le Liban au tout début de la guerre, en 1975. Un jour, j’étais sortie acheter du lait pour ma fille, qui avait 9 mois. J’ai vu un milicien d’à peine 18 ans qui poussait devant lui des prisonniers sous la menace de son arme. Je l’ai supplié de les libérer : « Laisse-les partir, ils ont des familles eux aussi. » Il m’a hurlé dessus : « Dégage, espèce de bonne femme ! » en agitant sa Kalachnikov. Je suis rentrée et j’ai dit à mon mari : « Fouad, je veux partir d’ici. »
Nous sommes allés à Londres puis nous avons vécu en Arabie saoudite pendant cinq ans, entre 1977 et 1982, même si je faisais des allers-retours en Angleterre et au Liban dès que la situation le permettait. En fait, je suis de partout et de nulle part. Je suis Hanan, qui aime écrire et qui écrit en arabe. Je vis à Londres, mais mon esprit est là où j’écris. Je ne me sens pas en exil, je n’ai jamais ressenti cela. Partout où j’ai vécu j’ai trouvé la vie passionnante, tout m’intéressait. Je suis curieuse par nature.
En Arabie saoudite, je ne me lamentais pas parce que je ne pouvais pas me promener dans la rue. Au contraire, j’ai découvert la vie secrète que menaient les femmes saoudiennes. Je les ai aidées à parler, à travers moi, de leurs traditions, de leur vie quotidienne. Elles étaient bien plus fortes qu’on ne le croit. Je ne suis jamais retournée en Arabie saoudite, mais je suis ce qui s’y passe. Quoi qu’on pense du prince héritier, ce qu’il fait est essentiel : en libérant les femmes, on change la société bien plus que de n’importe quelle autre manière.
Avez-vous l’impression qu’un écrivain arabe est systématiquement sommé en Occident de démontrer qu’il est capable de briser les tabous religieux, sexuels et politiques propres à sa culture ?
Oui, tout à fait. Mais ça ne pèse pas sur moi. J’écris en arabe pour un lecteur arabe. Je ne sens pas le poids de l’Occident au-dessus de mon épaule quand j’écris. On n’écrit pas pour délivrer un message. Certes, on écrit mieux si on est convaincu de ce qu’on veut défendre, mais ça ne suffit pas à faire de bons livres : il y a tout un art d’écrire qu’on ne peut pas réduire à un discours. Si vous n’avez que des idées à défendre, autant devenir porte-parole d’une ONG ou d’un parti… Quand on écrit, il ne faut pas réfléchir à qui on s’adresse.
Avez-vous parfois peur de ne plus rien avoir à écrire ?
Non, ce n’est pas un problème. Je suis sûre que certains écrivains, arrivés à un certain âge, ne sont plus inspirés. [Elle marque un temps de réflexion.] C’est d’ailleurs peut-être pour cette raison que j’écris aujourd’hui sur ma vie. C’est une expérience étonnante. J’ai l’impression d’écrire un recueil de nouvelles plutôt que des Mémoires. Je ne pensais pas que la mémoire contenait autant de choses, de pensées et de sentiments. C’est comme une immense bibliothèque que je parcours.
Avez-vous l’impression d’appartenir à la scène littéraire londonienne ?
Je suis membre de la Société des écrivains britanniques, ce qui est un grand honneur. Mais on se voit peu. La plupart des écrivains sont comme moi : des personnes introverties qui passent leur journée à la table de travail. [Rires.] Les écrivains vivent à part, à l’intérieur d’eux-mêmes. Je sors peu, j’ai peu d’interactions sociales. Je mène une vie très privée. J’ai peu d’amis dans le monde littéraire, à l’exception de Salman Rushdie.
Je l’ai rencontré il y a longtemps à un déjeuner organisé par le Conseil des arts de Londres autour de Graham Greene. J’étais assise à côté de lui et nous avons sympathisé. Une semaine plus tard, la fatwa le condamnant à mort était rendue publique, je l’ai alors contacté et nous avons commencé à nous voir. C’est un grand écrivain. L’attentat qui l’a visé est une chose horrible dans tous les sens du terme. Nous sommes au XXIe siècle, un écrivain doit avoir le droit d’écrire ce qu’il veut, absolument tout. Il n’y a pas de limite à fixer à la liberté d’expression et de création, que ce soit le blasphème ou l’atteinte à la pudeur.
12 novembre 1945 Hanan El-Cheikh naît à Beyrouth.
1950 Départ de sa mère, qui quitte le foyer conjugal et ses deux enfants pour s’installer avec son amant.
1959 Elle est publiée pour la première fois dans la section jeunesse du quotidien libanais An-Nahar.
1967 Après des études au Caire, elle est embauchée par le magazine féminin hebdomadaire Al-Hasna. Ses longs entretiens donnent lieu à des émissions télévisées.
1970 Antihar rajul mayit (« suicide d’un homme mort », non traduit), son premier roman.
1975 Avec sa famille, elle quitte le Liban quelques mois après le déclenchement de la guerre civile.
1977 Elle s’installe en Arabie saoudite avec son mari, qui est à la tête d’une société d’ingénierie. Ils y vivront jusqu’en 1982.
1980 Histoire de Zahra, premier roman traduit en français, en 1985 (JC Lattès), puis en anglais, en 1994.
1992 Poste restante, Beyrouth (Actes Sud, 1995).
2009 Toute une histoire (Actes Sud, 2010).
2024 Parution en français, en octobre, de son nouveau roman, La Danse du paon (traduit de l’arabe par Khaled Osman, Actes Sud, 352 pages, 23 euros).
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