« On est en train de vivre, mais on est déjà mort »

Journal de bord de Gaza 44

Orientxxi.info – Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre son appartement de la ville de Gaza avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l’armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et les siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

Je voudrais aujourd’hui parler d’un aspect inquiétant de la guerre psychologique israélienne contre les habitants de Gaza. Je ne suis pas psychologue, mais je constate des changements troublants autour de moi, dans ma famille, mes amis, chez moi-même et chez la majorité des Gazaouis. Un exemple : au début de la guerre, quand le « coordinateur », c’est-à-dire le porte-parole en arabe de l’armée israélienne, a ordonné de quitter tout le nord de la bande et la ville de Gaza, par tracts, SMS et annonces sur Facebook, une grande majorité des habitants ont refusé de bouger.

C’était mon cas. Ne pas quitter mon appartement était une façon de résister. Je préférais mourir plutôt que de partir sur la route. Mais devant l’ampleur des massacres et des boucheries de l’armée d’occupation contre la population civile, tout le monde a commencé à avoir peur. La peur est au centre de la guerre psychologique. Il faut avoir peur en permanence. C’est pour cela que les gens sont finalement partis. Y compris moi et ma famille, parce que les chars israéliens étaient dans notre dos. Un message nous a demandé d’aller vers le Sud, en agitant des drapeaux blancs pour notre sécurité. Mais deux de nos chers voisins ont été tués, alors même qu’ils en brandissaient un. Maintenant on sait très bien de quoi cette armée est capable. On n’a jamais vu ce genre de massacre d’une population civile, sous prétexte de combattre le Hamas.

Cette violence est calculée. L’objectif est de faire perdre la confiance en soi et dans les autres. Tous les Gazaouis supposés avoir participé au 7 octobre ainsi que leurs familles sont visés, a averti le ministre israélien de la défense. Une vengeance de style mafieux, qui n’a rien à voir avec le droit international. Le message est qu’Israël peut faire ce qu’il veut, assuré du soutien des puissances occidentales et de leurs livraisons d’armes, au nom de son « droit à se défendre ».

Nous faire comprendre que, à Gaza, nous ne sommes plus chez nous

 

Le résultat, c’est la fracture du tissu social par la peur et la méfiance. Si tu as un ami qui est membre du Hamas, tu l’évites parce qu’il est une cible, et que tu seras tué dans le même bombardement. Ton père est Hamas, tu es une cible. Ton cousin est Hamas, tu es une cible. Ton professeur ou ton voisin est Hamas, tu es une cible. Cela devient une obsession. Quand les gens, sommés de se déplacer une nouvelle fois, cherchent un endroit où planter leur tente, ils commencent par se renseigner sur leurs éventuels voisins : c’est qui ? Vous le connaissez ? Parce que les Israéliens bombardent les camps de déplacés sous le prétexte que sous telle tente, il y avait un gars du Hamas ; pas forcément un combattant, juste un membre du Hamas, ou même quelqu’un qui n’est pas Hamas, mais qui est fonctionnaire du gouvernement de Gaza, ou un policier. N’importe quel rapport avec le Hamas fait de toi une cible.

Regardez ce que les Israéliens font avec les écoles. Ils ont dit aux déplacés du Nord et de la ville de Gaza de s’installer dans les écoles de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (Unrwa) parce que c’étaient des « endroits sûrs ». Puis ils les ont bombardées. Les écoles totalisent le plus grand nombre de victimes par lieu. Pour faire peur. Le prétexte est toujours le même : il y avait un membre du Hamas. Mais les Israéliens peuvent cibler des individus, s’ils le veulent. C’est ce qu’ils ont fait avec un homme qui était sous une tente à côté de celle des journalistes à l’hôpital de Al-Aqsa. Le missile l’a frappé sans toucher ceux qui étaient autour de lui, assis sur des chaises. Israël peut toucher une aiguille au fond de la mer, mais il veut faire un grand nombre de victimes et de dégâts. Pour que les gens aient peur, pour qu’ils perdent la volonté de résister.

Et quand je dis « résister », je ne parle pas de résistance militaire, mais juste de rester chez soi. Les Israéliens ont cassé ce qu’on appelle la normalité. Plus rien n’est normal. Les déplacements font partie de cette déstabilisation psychologique. Ils font perdre la notion de « chez soi ». Même si on est sous une tente, on peut considérer que c’est chez soi. Mais en fait non, car sur un petit texto, un post sur Facebook du « coordinateur », des milliers de personnes se déplacent en même temps dans la même direction : c’est cela perdre le sens de la normalité. Celle-ci n’existe plus. Vous en France, vous avez des repères qui rythment la journée : le petit-déjeuner, le déjeuner, le dîner. Nous, on ne sait pas quand on va pouvoir se nourrir et, en tout cas, on ne fait pas trois repas par jour. Un exemple banal. Mais ce que les Israéliens veulent nous faire comprendre, c’est que dans toute la bande de Gaza, on n’est plus chez nous.

Tu es chassé de chez toi, de la ville de Gaza. Mais tu sais que tu es dans la bande de Gaza, en Palestine. On te déplace vers le sud, tu t’installes à El-Mawasi, au nord. Mais ce n’est pas chez toi, un texto t’ordonne d’en partir. II n’y a plus de refuge. Tu es devenu un nomade à répétition. Tu n’as plus le sentiment d’appartenir à un lieu, même sous une tente ; tu dois perdre cette notion. C’est le même principe que la technique employée dans les prisons israéliennes : quand un détenu est placé dans une cellule individuelle, il y a toujours un soldat à côté de lui au moment des repas. Le prisonnier commence à manger, et brusquement, le soldat lui arrache son assiette et balance tout le contenu par terre. Il le fait deux, trois, cinq jours de suite. Et le jour où le soldat n’est pas là, le prisonnier a peur de le voir surgir au moment des repas, il pense que n’importe comment, son assiette va être balancée. Il mange, mais il a peur de manger, il a perdu l’idée d’un repas normal.

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Rami Abou Jamous

 

 

 

 

Source : Orientxxi.info  – (Le 06 août 2024)

 

 

 

 

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