France – Enquête sur l’abbé Pierre et le « secret d’Emmaüs »

Qui savait ? Quoi exactement ? Depuis quand ? Depuis qu’un rapport a révélé, en juillet, des agressions sexuelles qu’aurait commises le prêtre, les interrogations s’accumulent. La fin d’une omerta qui semble remonter aux années 1950. Après l’appel de 1954, notamment, un voyage du prêtre aux États-Unis avait été écourté après la plainte de deux femmes sur son comportement.

Le Monde  – Les versions se sont opposées par tribunes interposées. D’abord, dans les colonnes du Monde, le 20 juillet, où quatre chercheurs de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise (Ciase) apportaient de nouveaux éléments à charge sur les violences sexuelles qu’aurait commises Henri Grouès, plus connu sous le nom de l’abbé Pierre (1912-2007). L’accusation était sans appel : « Les évêques informés et les responsables d’Emmaüs ont étouffé les affaires. »

Dans Le Figaro, le 26 juillet, Mgr Eric de Moulins-Beaufort, président de la Conférence des évêques de France (CEF), se défendait : « Tous les évêques, à travers le temps, n’ont pas tout su de l’abbé Pierre, loin de là. En revanche, je peux dire de manière certaine que tous les évêques d’aujourd’hui sont (…) engagés dans le travail nécessaire pour que la vérité se fasse. » Quelques jours plus tôt, dans La Croix, Martin Hirsch, président d’Emmaüs France de 2002 à 2007, évoquait un « secret d’Emmaüs » autour de l’abbé Pierre, décrivant des « pulsions » et une « maladie » pour laquelle le prêtre aurait suivi « un traitement ».

Comme pour chaque affaire de violences sexuelles, propulsée sur le devant de la scène médiatique, les mêmes questions se posent : qui savait quoi et depuis quand ? Ces interrogations surviennent après qu’un rapport, commandé au cabinet Egaé par Emmaüs France, Emmaüs International et la Fondation Abbé Pierre, révélait, début juillet, des violences qu’aurait commises l’abbé Pierre sur au moins sept femmes, entre 1970 et 2005.

« Monstre sacré »

La fin d’une omerta vieille de trois quarts de siècle, qui protégeait autant la figure d’un personnage idolâtré que les institutions auxquelles il était lié, sans que l’on sache qui connaissait vraiment l’existence d’agressions ou cachait simplement le non-respect du vœu de chasteté de celui qui fut ordonné prêtre en 1938.

A Emmaüs France, les histoires sexuelles de l’abbé Pierre sont un secret de polichinelle. Mais qui ne devait pas sortir de la structure. « Les agissements de l’abbé Pierre faisaient l’objet de blagues, de sous-entendus. On pouvait entendre qu’il avait les mains baladeuses. Ce n’était pas un sujet en soi », confie Juliette, ancienne salariée de l’organisation, qui a requis l’anonymat. Denis Lefèvre, auteur du livre Les Combats de l’abbé Pierre (Le Cherche Midi, 2011), a eu vent, lui aussi, de quelques rumeurs à l’époque. « Certains responsables de communautés Emmaüs m’avaient confié que des scandales éclateraient sans doute après la mort de l’abbé Pierre. Des bruits couraient sur ses relations ambiguës avec les femmes », se souvient-il. Pour autant, le journaliste n’avait pas cherché à creuser l’affaire, disant ne pas oser s’attaquer à « un monstre sacré ».

Difficile de faire la lumière sur ce secret. Christophe Deltombe, président d’Emmaüs France de 2007 à 2013, a décliné notre proposition d’entretien : « Tout a été dit et je ne crois pas qu’il soit dans l’intérêt du mouvement Emmaüs de continuer de remuer cette affaire douloureuse. Nous pensons que cela suffit et que l’on a assez parlé de l’abbé Pierre », justifie l’avocat. Tout comme Jean Rousseau, président d’Emmaüs France de 1996 à 2002 et d’Emmaüs International de 2007 à 2016, qui n’avait pas « le cœur à répondre aux sollicitations ».

Leur homologue Martin Hirsch nous a d’abord redirigés vers sa tribune publiée dans La Croix, où il évoque « les comportements problématiques » de l’abbé Pierre, connus depuis les années 1950, avant de nous apporter quelques précisions. « Ce que l’on évoquait de mon temps, c’était plutôt un comportement contraire à ce que pouvait faire un homme d’Eglise, à savoir céder à la tentation de la chair. Il n’était pas question d’agressions, assure M. Hirsch. Le mouvement a pensé que c’était de l’histoire ancienne. »

« Lourde déception »

Ceux qui ont côtoyé l’abbé Pierre ont vite compris que l’homme pouvait être sensible aux femmes après le succès de son appel de 1954, lancé en faveur des sans-logis lors de cet hiver particulièrement rigoureux, et sa mise en avant médiatique. De là à dépasser les limites des règles de l’Eglise ? Ou de la loi ? Une différence compliquée à clarifier, d’autant qu’il est très probable qu’à l’époque, le non-consentement des femmes agressées n’ait pas réellement été un sujet abordé.

« Ceux qui savaient n’ont jamais voulu détailler. Ils exprimaient cependant, quand on les interrogeait, une souffrance − plusieurs se sont effondrés en larmes −, des mots très durs contre l’abbé et une lourde déception. Il est possible qu’il se soit plutôt agi d’attouchements ou de relations sexuelles consentis – face à une icône, la frontière du consentement est néanmoins difficile à établir », écrit l’historienne Axelle Brodiez-Dolino, autrice d’Emmaüs et l’abbé Pierre (Les Presses de Sciences Po, 2009), dans une tribune du Monde, le 1er août.

Plusieurs personnes interrogées, proches de l’homme d’Eglise, disent avoir été stupéfaites après les révélations du rapport d’Egaé. « J’ai passé vingt-cinq ans à Emmaüs avec l’abbé Pierre. Je connaissais ses difficultés quant à son rapport aux femmes. Il avait eu des relations sexuelles, mais je n’ai jamais eu vent d’agressions ni de viol », confie Jean-Marie Viennet, prêtre de 86 ans, membre du mouvement Emmaüs depuis 1982, confesseur de l’abbé Pierre et président de l’Association des amis de l’abbé Pierre jusqu’à la mort de ce dernier.

« Pour lui, il s’agissait d’un péché »

Même réaction chez Pierre Lunel, ami intime d’Henri Grouès. « En vingt ans, j’ai vu défiler un bon nombre de dames qui venaient le voir à tout bout de champ. Aucune femme ne m’a fait part de gestes déplacés. Même si je ne mets pas en cause ni en doute les plaintes qui ont été émises », précise-t-il. L’auteur de plusieurs livres sur le personnage avait eu accès à ses carnets intimes, où le prêtre décrivait un amour adolescent pour un jeune garçon, vécu dans la souffrance par le futur abbé Pierre, qui s’autoflagellait pour ne pas céder à la tentation. « Il ne faut pas imaginer l’abbé Pierre dans la peau d’un séducteur galopant. Ses pulsions, ses désirs, il les vivait douloureusement. Pour lui, il s’agissait d’un péché », complète M. Lunel.

D’autres proches se montrent offensifs face aux accusations de violences sexuelles visant l’abbé Pierre. « Ridicules », juge Bernard Kouchner, ancien ministre des affaires étrangères et européennes, coauteur d’un livre (Dieu et les hommes, Robert Laffont, 1993) avec le prêtre. L’homme politique se doutait qu’Henri Grouès avait eu « des aventures ». De quel type ? « On n’avait pas envie de le titiller là-dessus. Mais je me souviens d’avoir parlé de femmes plusieurs fois avec lui et rien ne m’avait choqué. Ça en restait à un flou absolu », répond M. Kouchner, qui trouve « très dommageable de s’attacher à ça. Quand on sait que l’Eglise se voit reprocher des choses beaucoup plus graves et beaucoup plus précises. L’histoire de l’abbé Pierre ne me semble pas d’une gravité profonde. »

Dans les faits, le rapport du cabinet Egaé a révélé plusieurs agressions sexuelles, notamment des attouchements sur les seins et un baiser forcé pour une femme encore mineure à l’époque. Un témoignage relevé par les chercheurs de la Ciase, dans leur tribune au Monde, évoque des relations sexuelles et une fellation avec une femme que l’abbé Pierre « utilis[ait] », ce qui pourrait caractériser un viol.

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Source : Le Monde 

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