Au Sénégal, Youssef Omaïs, le roi sans héritier du bouillon cube

« Fortunes africaines (3/3) ». Les petits cubes ont fait l’immense succès de Patisen, un géant ouest-africain de l’agroalimentaire. L’entrepreneur discret, ami de Michel Berger et de France Gall, vient de vendre son joyau à la famille royale marocaine.

Le Monde  – Il est un recoin de Dakar, entre le port et la plage de la Voile d’or, où les portails et les murs gris se colorent d’un jaune et d’un rouge criards. Ce faubourg industriel de la route de Rufisque, avec ses multiples usines peintes aux couleurs de la marque agroalimentaire, est l’antre de Patisen. Et, au milieu, dans une maison discrète, vit son fondateur.

D’autres, sitôt la fortune venue, auraient investi une pompeuse villa du cap Manuel ou un appartement sur la corniche, avec vue imprenable sur l’Atlantique. Mais pas Youssef Omaïs. Sa silhouette longiligne, son front dégarni, son regard soucieux font partie du décor de l’entreprise, l’une des premières du pays, avec ses quelque cinq mille employés et sa large gamme de produits alimentaires qui embaument les cuisines sénégalaises, mais aussi maliennes, guinéennes ou burkinabées.

Dans le Dakar des années 1970, les Omaïs sont connus pour leurs boulangeries, leurs pâtisseries, leurs services traiteur, puis pour un salon de thé couru, Le Bruxelles. Cette famille d’origine libanaise, l’une des très nombreuses du Sénégal, n’est ni riche ni pauvre, mais suffisamment prospère pour subvenir aux besoins de ses douze enfants. Youssef, le huitième, n’a pas 20 ans quand il choisit de délaisser le cyclisme de haut niveau, sa passion, pour intégrer les affaires familiales.

« J’ai senti qu’il y avait quelque chose à faire »

 

Dix ans après l’indépendance (1960), la jeune république est pleine d’espoir, mais Léopold Sédar Senghor (1906-2001), le président-poète, hérite d’une économie très agricole, peu productive, dépendante (déjà) des importations.

Youssef Omaïs, qui touche à tout, organisant notamment « des réceptions à la présidence et dans les grandes ambassades », constate la domination sur le marché alimentaire d’entreprises européennes, comme le suisse Nestlé. « J’ai senti qu’il y avait quelque chose à faire », raconte l’autodidacte, dans un rare entretien téléphonique accordé au Monde – il « n’aime pas parler de [lui] ». « Je voyais que ces grands groupes se développaient, occupaient le marché. Leurs produits étaient fortement consommés. »

En 1981, il lance d’abord une entreprise de négoce alimentaire, Patisen (contraction de pâtisserie et de Sénégal), concentrée notamment sur les intrants de boulangerie. Puis se lance rapidement dans les produits du petit déjeuner (pâte à tartiner, pâte d’arachide, café en poudre), en rachetant à un Français une usine abandonnée. « Elle est repartie de plus belle, raconte-t-il. Je me suis dit qu’il suffisait de faire de la qualité et un produit adapté au marché, tant au niveau du goût que du prix, mais aussi de la visibilité. » Ce dernier point est sa première grande intuition : la publicité. Comme plus tard sur la route de Rufisque, les couleurs de ses marques se multiplient en ville.

L’aventure va cependant tourner court. A la fin des années 1990, l’entrepreneur sénégalais a fait entrer à son capital le suisse Barry Callebaut. Ce géant du cacao vient pour développer l’activité, mais prend bientôt le contrôle de l’usine. Il finira par la fermer. Youssef Omaïs, tenu par des clauses de non-concurrence, est cantonné à son négoce, qu’il élargit notamment au Cap-Vert, au Mali et à la Guinée.

« Son bouillon est arrivé à point nommé »

 

Le voilà de retour dans la production dès la chute de ces clauses, en 2007. Mais avec plus d’ambition. Il relance le petit déjeuner et se diversifie dans le déjeuner, à commencer par le bouillon. Dans les cuisines sénégalaises, ce petit cube est déjà utilisé pour rehausser, à moindre coût, les saveurs d’un poulet yassa ou d’un thiéboudiène (riz au mérou, le plat national sénégalais). « Il a été à l’écoute, il a fait les marchés, il a vu le comportement des femmes, il a analysé l’économie. Son bouillon est arrivé à point nommé, à un moment où les habitudes culinaires changeaient », affirme Virginie Cissé, qui a été secrétaire générale du groupe. Le cube de bouillon, dit-elle, fait alors gagner un temps précieux à une nouvelle génération de femmes actives, quand leurs « grands-mères, des femmes au foyer, utilisaient des produits naturels, des feuilles et autres ».

A son arrivée, Nestlé est la référence en la matière. D’aucuns aiment d’ailleurs à rappeler la ressemblance troublante entre le cube Maggi du suisse et le Mami créé par Patisen, leur jaune et leur rouge si similaires… Le site Internet du groupe martèle que sa « valeur ajoutée [est] ailleurs ». Patisen se fournit localement en sel (le premier ingrédient), emploie « 100 % de Sénégalais », prenant soin d’associer des employées féminines à sa R&D et à sa promotion sur les marchés. Il occupe aussi les rayons, créant face à Maggi toute une déclinaison de marques (Doli, Ami, Adja…). « Le gâteau s’est partagé, on avait les deux tiers du marché », savoure Youssef Omaïs.

Le patron a surtout une troisième intuition majeure : la vente à l’unité. « Youssef a compris ça avant tout le monde, salue son ami Abbas Jaber, un Franco-Sénégalais d’origine libanaise. La ménagère africaine, elle va tous les jours au marché avec un petit budget, elle achète tout par petites doses, au jour le jour, du bouillon à la moutarde. Ce marketing a été la clé de sa réussite»

 

 

Lire la suite

 

 

 

 

 (Nairobi, correspondance)

 

 

 

 

 

Source : Le Monde 
Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source www.kassataya.com

Articles similaires

Bouton retour en haut de la page