Une noria de visiteurs et de coursiers défile, en ce vendredi matin de printemps, dans la minuscule réception, à peine assez grande pour contenir un bureau d’accueil, une volée de chaises et une tour de climatisation qui diffuse un froid polaire, avant de s’arrêter net à chaque coupure de courant. La touffeur moite de Lagos, la capitale économique du Nigeria, s’engouffre alors par la porte, que personne ne se soucie de refermer.
Malgré l’attente et les nombreux appels, le responsable de la communication de Dangote est absent et les deux réceptionnistes s’excusent poliment de ne pouvoir le contacter. L’accueil du siège du puissant groupe nigérian − veillé par un austère aigle bleu fixé au mur − est à son image : sans paillettes, pragmatique et bien gardé.
La tentaculaire mégapole compte 20 millions d’habitants, mais dites « Aliko » et chacun, de l’intelligentsia des îles centrales jusqu’aux vendeurs de rue des quartiers populaires, saura de qui vous parlez. Avec une fortune estimée à plus de 13 milliards de dollars (12 milliards d’euros) par le magazine Forbes, leur compatriote Aliko Dangote est non seulement l’Africain le plus riche, mais aussi la 144e fortune mondiale (loin devant, par exemple, la famille Bolloré). Cet homme de 67 ans a bâti son empire sur une matière grise, froide, mais cruciale sur un continent en manque de logements, de ponts et d’hôpitaux : le ciment. Au Nigeria, pays le plus peuplé d’Afrique (220 millions d’habitants), où de lourds camions frappés de son emblématique aigle bleu sillonnent continuellement les routes, sa part de marché atteint les 60 %.
Toutefois, Dangote produit également son « or gris » dans une dizaine de pays africains, du Sénégal à l’Ethiopie. Le groupe est aussi actif dans la farine, les pâtes, le sucre (possédant 75 % des champs de canne du Nigeria), les engrais, l’automobile… « La stratégie d’Aliko, c’est de produire et de vendre des biens essentiels, dont la demande est garantie, analyse l’économiste Bismarck Rewane, un habitué des plateaux de télévision nigérians. C’est la même chose avec l’essence et le kérosène, [un pays] ne peut rien faire sans. »
Aliko Dangote fait actuellement ses débuts dans le raffinage, avec le démarrage progressif de l’usine géante de Lekki, lui qui n’avait jamais touché une goutte de pétrole – une rareté dans ce pays de l’OPEP, où l’or noir a fait tant de fortunes. Un tournant majeur. « Ça a été une surprise pour beaucoup dans les milieux pétroliers, en Afrique et dans le monde », souligne Francis Perrin, directeur de recherche au Policy Center for the New South de Rabat. Le secteur est réputé « très particulier », interlope et sulfureux, d’autant plus au Nigeria. « On imagine aisément que cela n’a pas été un chemin pavé de roses », euphémise l’expert en énergie.
Et pour cause, tout, dans ce projet, était herculéen. L’investissement : plus de 20 milliards de dollars, après des retards et des surcoûts considérables. La taille : 650 000 barils par jour de capacité, soit la plus grande raffinerie à « train unique » (une seule ligne de production) du monde. Le terrain : un marécage couvrant plus de 2 600 hectares à la sortie de Lagos, qu’il a fallu remblayer, assainir et équiper d’une centrale électrique, d’un port, de logements. « Si j’avais su dans quoi je me lançais, je n’aurais même pas essayé », a lâché à CNN un Dangote jovial, poivre et sel, portant une gandoura bleue siglée de son nom. La réalité, c’est qu’il n’aime rien tant que de parier.
Méthode sans complexes
A la fin des années 1970, après des études à la prestigieuse université Al-Azhar du Caire, ce musulman haoussa s’est rendu à Lagos pour commencer sa carrière dans le négoce, dans la plus pure tradition familiale. Aliko Dangote est né à Kano, un carrefour marchand millénaire du nord du Nigeria, au sein d’une dynastie de commerçants, les Dantata. Son grand-père maternel, déjà, avait fait fortune dans l’import-export de noix de kola et d’arachide. Ce clan lui offrira un petit pécule (entre 3 000 et 500 000 dollars de l’époque, selon les versions) pour démarrer dans l’importation de ciment, puis de sucre, de farine, dans un Nigeria en plein essor pétrolier, où l’on produit peu localement.
Son premier grand pari a lieu dans les années 1990, quand il réinvestit ses gains pour, non seulement fabriquer sur place du ciment, mais aussi le faire en grand. Les capacités totales du Nigeria sont alors à environ 2 millions de tonnes ; il dimensionne sa première usine pour 5 millions. « On a avancé très agressivement », a-t-il rappelé à CNN, se vantant d’avoir apporté « l’autosuffisance ». Plus tard, sa cimenterie d’Obajana, située sur une mine de calcaire du centre du pays, deviendra l’une des plus grosses de la planète. Elle est isolée, difficile d’accès ? Il la dote entre autres d’un aéroport, capable d’accueillir un Boeing 737.
La « méthode Dangote » est audacieuse, sans complexes. En produisant à très grande échelle dans des marchés sous-servis, l’entrepreneur, inspiré par les magnats indiens comme Mukesh Ambani, réduit les coûts et atteint une rentabilité phénoménale (50 % de marge au Nigeria, 40 % dans le reste de l’Afrique pour le ciment, qui a généré 460 millions de dollars de profit net en 2023, malgré les turbulences économiques). L’objectif affiché est de dominer chaque secteur où il entre, quitte à s’attirer des critiques sur sa tentation monopolistique. « Dangote a affiché des marges bénéficiaires parmi les plus élevées au monde sur le ciment », a dénoncé, en 2024, Oxfam en marge du Forum économique mondial de Davos (Suisse). L’ONG affirme aussi qu’il n’est soumis qu’à « un taux d’imposition de 1 % » dans son pays.
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