Abdel Nasser Ethmane Elyessa, alias Jemal Ould Yessa : « Je soutiens le portevoix de la rupture, Biram Dah Abeid »

 Le Calame Entretien réalisé par Adama Guène (Observateur de la société civile, Jeune ambassadeur de l’Union africaine pour la justice transitionnelle, Dakar). 

 

Monsieur, Abdel Nasser Ethmane Elyessa, alias Jemal Ould Yessa, je vais vous poser beaucoup de questions, au risque de vous bousculer. Est-ce que vous consentez ? 

Oui, bien sûr, avancez, foin d’autocensure !

Tout d’abord, on ne vous connait pas d’abonnements aux réseaux sociaux, sur la toile  vous ne laissez pas de trace audio ou vidéo, à partir de 2009. A part l’écrit parcimonieux,  vous  êtes  plutôt  discret.  De  la  part  de  quelqu’un  qui  exerce  la  politique  depuis  longtemps, c’est curieux, non ?  

Vous avez sans doute raison de noter l’apparente contradiction mais le défaut de visibilité  corrobore  aussi  une  hygiène  de  vie.  Donc,  je  ne  suis  pas  près  de  renoncer  au  luxe  de  l’invisibilité.

Vous  intervenez  rarement  dans  le  débat  mauritanien,  souvent  avec  une  certaine  virulence concernant des sujets de société comme le « passif humanitaire », l’écologie,  la laïcité, le féminisme, etc. A la veille de l’élection du Président de la République en  2024, sur quel candidat se porte votre choix ?  

Tout d’abord, afin de prévenir le malentendu, je vous réponds, à titre individuel. La direction  de campagne du candidat le représente mieux.

Je  soutiens  le  porte-voix  de  la  rupture,  Biram  Dah  Abeid  et  favorise  son  avènement  à  la  Présidence de la République. L’instant est venu, depuis longtemps, de rompre la fatalité du  Chef d’Etat arabo-berbère et militaire. Les histoires longues ont une fin et celle-ci, en sus  d’avoir déçu et provoqué l’affliction et le deuil, devient un germe de discorde et de ruine. Il  faut tourner la page, au prix d’un dégât moindre. A présent, la cohésion de la Mauritanie exige l’alternance  historique.

 Nous  avons  besoin  d’un  meneur  de  réformes,  d’extraction  noire  subsaharienne, pour nous guérir du cumul des ressentiments, nous préserver des pièges de  la récidive, rendre justice à la loi du nombre, libérer les énergies, valoriser le travail manuel et  éradiquer les privilèges de la généalogie. Biram Dah Abeid a payé, en prison et mainte fois,  l’amère rançon d’une œuvre vouée à éteindre(le) statu quo et purger l’héritage de l’esclavage  et de l’humiliation. Son aversion au racisme institutionnalisé explique notre convergence. La  concordance procède, surtout, de la passion de l’égalité que résume l’article premier de la  déclaration des droits de l’Homme et du citoyen du 26 août 1789 : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que  sur l’utilité commune ».

Ce que vous citez, là, ne parle pas trop aux Mauritaniens. Ce qui vient de la France a-t-il  bonne presse en Afrique ? 

Me reprocheriez-vous la référence à la Révolution française ?  Je vous objecterai un aveu :  Rien de ce qui m’a mené à la quête de liberté et de foi en l’espèce des humains ne provient  de ma culture autochtone, plutôt  réservoir de préjugés de race et  de prime à l’arbitraire.

Exceptés l’honneur, la chevalerie, la générosité et le pardon qui ne sont pas précisément des  valeurs  de  progrès,  l’héroïsme  belliqueux  et  les  ruses  de  l’Invisible constituent  l’essence  même du legs de nos ancêtres. L’addition des deux contrarie le combat sur le chemin de  l’affranchissement  de  l’individu,  acteur  et  finalité  de  l’intérêt  général.  Rendons-nous  à  l’évidence, afin que prévale la paix, à l’ombre du droit naturel, il nous appartient de couper,  enfin, le cordon ombilical qui nous enchaîne au passé. Du reste, je m’assume francophone  et  francophile  de  gauche,  naturellement  pas  de  la  gauche  misérabiliste  où  l’on  érige  l’esthétique  de  la  pauvreté  en  attestation  de  pertinence.  N’en  déplaise  à  la  meute  du  panafricanisme  de  l’aigreur,  nos  problèmes,  en  Mauritanie,  ne  résultent  d’un  rapport  de  belligérance avec l’Occident et l’impérialisme. Chez nous, nous récusons des pesanteurs et  des  iniquités  endogènes,  qui  remontent  à  notre  histoire  d’avant  la  colonisation.  Hier  et  aujourd’hui, ce sont nos congénères qui nous oppriment, mentent et volent. Sans la pression  de la communauté internationale, ils nous écraseraient allègrement.

Vu  vos  origines,  on  pourrait  vous  accuser  de  démagogie,  de  populisme  quand  vous  défendez la veuve et l’orphelin ? 

Soyons sérieux ! Je n’ai pas grandi dans la curiosité du commandement ou le désir de la  notoriété. L’éducation traditionnelle les considérait, déjà, motifs d’inconfort et de restriction.

Dedans, il n’y a pas d’agrément enviable. Qui y échappe s’estimera chanceux. Nul ne doit  être réduit à la fortuité de sa naissance, d’où notre résolution à démentir les déterminismes  du  berceau.  Nous  ne  cédons  à  la  surenchère,  la  réalité  des  inégalités  et  du  pillage  en  Mauritanie suffit à valider nos griefs. Malgré la rigueur du constat précité, je reste rétif à la  démagogie et ne me sens en sûreté au milieu des vociférations de la foule. Si le peuple en  mouvement touche au sublime lorsqu’il abat la tyrannie, sa fureur et son enthousiasme du  lendemain  recèlent  une  formidable  charge  de  destruction  et  d’homicide.  A  l’heure  de  la  désinformation, l’instinct grégaire de la multitude justifie la vigilance et un excédent de veille.  L’irresponsabilité et l’ivresse noyées dans le tumulte d’une masse sans visage entraînent  souvent la débâcle de l’esprit critique et le triomphe de l’animalité. L’histoire de l’humanité charrie  de  tels  charniers,  par  millions.  Je  ne  suis  de  ceux  auprès  desquels  l’intolérance  légitime à l’autocratie autorise une réaction de nihilisme.

Pourquoi le choix de Biram Dah Abeid ? D’autres candidats de l’Opposition sont en lice.  

Et pourquoi pas lui ? Des 5 candidats de l’opposition, d’ailleurs nos alliés, Biram, d’emblée,  est le plus disposé à renverser la table, secouer le tapis, bref oser le coup de balai téméraire  qui  nous  réconcilierait  avec  la  normalité.  Ici,  il  y  a  lieu  de  comprendre,  par  normalité,  la  rationalité du mérite, comme fondement universel du prestige et de la récompense. Il n’est  plus  décent  de  continuer  à  entériner,  dans  l’indifférence  et  la  banalité,  la  promotion  permanente  des  filles  et  fils  de  grande  et  moyenne  tente-case,  toute  communauté  confondue, au prétexte de leur patronyme.

L’élégance et la prudence commandent, aux ci- devant,  de  s’effacer  un  peu,  même  provisoirement,  afin  d’encourager  l’expérimentation  d’une formule alternative, dont découlerait une chance de réaliser mieux. Nous devons tarir  les micro-persécutions qui jalonnent le quotidien des cadets sociaux, défaire la trame de  passe-droits et d’usurpations qui nuisent toujours aux mêmes.  Il s’agit d’une prise de risque raisonnable, au regard des échecs de la gouvernance, depuis l’éviction du régime civil en  1978. Dites-le au Président sortant, les aristocraties rances et faisandées ont vécu, elles  n’incarnent  plus  que  l’imposture  d’une  popularité  factice.  Quiconque  continue  à  leur  conférer de la considération n’a pas compris les impératifs du siècle. La conservation de la  gent parasite ralentit notre marche vers la répartition équitable de l’effort et du rendement.

La  campagne  du  Président  Ghazouani  met  en  avant  la  présence  de  personnalités  Haratine,  Hal  pulaar,  Soninké,  Wolof.  Ce  n’est  pas  un  démenti  aux  présumées  discriminations que vos camarades et vous dénoncez ? 

La solution ne réside pas dans l’affichage d’un personnel-alibi que l’on convoque, en vue  d’inverser l’invraisemblance : « regardez, nous ne sommes pas racistes, nous associons tout  le monde ». La figuration ne fait le film. Dans la quasi-totalité des domaines de la production  de  richesse  et  de  l’exercice  de  l’autorité  d’Etat,  le  noir  mauritanien  survit  aux  marges  du  système de prédation. Le capital privé national étant de causalité politico-administrative,  vous constaterez la mainmise des tribus maures sur les douanes, la banque, l’agriculture, les  mines, la pêche, le commerce d’importation, le commandement militaire et de sécurité, le  récit  collectif  et  même  la  religion…Le  plafond  de  verre  impose,  aux  Mauritaniens  subsahariens et natifs des castes, l’acceptation d’une infériorité indue. Nous cherchons à le  briser.

Quelles sont selon vous les qualités du Président Ghazouani ? 

Je ne connais pas vraiment le Président sortant. A s’en tenir aux dires concordants de ceux  qu’il reçoit, l’aptitude au consensus l’habite et façonne son tempérament. La vox populi le  répute peu enclin à l’avidité matérielle, affable, à l’écoute et profondément réfractaire à la  violence. Il n’hésite à rendre service aux anonymes et, je puis en témoigner, ne leur réclame  de contrepartie. Le culte de la personnalité le dérange mais il le supporte, par courtoisie  envers le laudateur. Il fuit le scandale davantage qu’il n’incline à la réparation résolue des  erreurs et fautes de sa cour. C’est ici que les qualités de l’homme se confondent à ses failles.  Nous en traînons, tous.

…et ses défauts ?  

Hélas, il exagère le souci de contenter son prochain, d’où un laxisme et une complaisance  qui vont le (nous) perdre. Il avalise le recyclage à tout-va, tolère une gredinerie autour de lui  puis en congédie l’auteur, ponctuellement disgracié. Au bout de quelques mois d’oubli, le  temps  de  se  fondre  dans  l’amnésie  collective,  voici  le  délinquant  de  retour,  promu  à  l’occasion d’une série de « mesures individuelles », selon le jargon de clôture des réunions  du  Conseil  des  ministres.  A  parcourir  ces  répétitions  hebdomadaires  de  l’opprobre,  l’on  s’interroge si la Mauritanie compte des compétences en dehors des Maures.  Pire, l’attitude  de conciliation mécanique que le Président adopte en modèle de direction des affaires de la  cité finit par discréditer l’éthique et diffamer l’équité, au nom de laquelle son parti (Insaf)  prétend gouverner.

Aujourd’hui, la corruption et le laisser-faire n’importe quoi ont atteint des  abîmes vertigineux et pas un indicateur prédictif n’augure la perspective de les réfréner, sous  le pouvoir du moment. Consultez, je vous prie, la composition des donateurs de la campagne  du Président, au titre du patronat. La liste des 12 capitaines d’industrie vous confirmera quel  groupe  ethnique  confisque  l’économie  de  la  Mauritanie.  L’on  dirait  un  catalogue  des  revenants du Prds.   Inconscience ou mépris, ils ont eu l’outrecuidance de diffuser, fièrement,  l’écrit qui les accable.

J’ai lu une de vos phrases fétiches, qu’est-ce que vous appelez « faillite du système » ?  

Les  exemples  de  reconversion  des  médiocres  et  des  cuistres  à  barbe,  d’impéritie  sans  complexe,  de  surfacturation  de  chantiers,  de  détournement  des  marchés  publics,  de  rétrocommissions et surtout leur impunité pourraient alimenter des mois de témoignages  devant une instance d’audit. Je vous épargne les suspicions de blanchiment massif dans les  secteurs du bâtiment, du commerce et du transfert de monnaie. Certains de nos diplomates  recrutent auprès d’eux des parents proches, d’aucuns savent à peine lire une déclaration,  d’autres  doivent  le  poste  à  une  maladie,  l’armée  règle  ses  dépenses  en sacs  bourrés  de  liquidités, les généraux s’arrogent le partage exclusif, entre leurs parentèles respectives, des  bourses de formation  d’élèves-officiers, à l’étranger… Le  roman de l’entreprise de rapine  comporte assez de rebonds et de ricochets pour enrichir, bien au-dessus des capacités de  l’intelligence artificielle, l’imaginaire des scénaristes de tragicomédie. L’échec du premier  mandat  est  attesté,  reconnaissons-le.  Le  second  ne  dérogerait  à  la  leçon  empirique  du  précédent. J’ai écouté le discours du Président de la République, dans la nuit du 14 au 15 juin  courant.  Il  promet  de  sévir  au  détriment  des  concussionnaires  et  des  prévaricateurs,  agglutinés,  ce  soir-là,  à  sa  proximité.  Les  susdits  ont  applaudi.  La  minute  d’après,  ils  arboraient un maintien réjoui. Bien jobard qui les suspecterait de naïveté.

Peut-être  que  le  Président  Ghazouani  est  victime  des  siens,  le  cas  ne  serait  pas  extraordinaire, ça s’est vu ailleurs ? 

Il me semble présomptueux de blâmer, toujours, l’entourage du Prince et d’exonérer celui-ci.  En  l’occurrence,  le  Président,  désigne  ses  collaborateurs  et  sait  l’amplitude  de  leurs  travers. Le Chef de l’Etat, vous pouvez me croire, ne méconnait la banqueroute présente, ni  le détail des mesquineries, du trafic de prérogatives, de l’enrichissement illicite, des conflits  d’intérêt et de l’incurie de l’appareil de gouvernement et de la haute administration. Il ne  saurait plaider l’ignorance de bonne  foi. Mal  secondé, il lui arrive de résoudre des litiges  périphériques, régler des détails, lever des blocages, corriger des négligences, réparer une  déficience du service public, arbitrer dans le vide. Autour de lui, en dépit de ses propres  décisions, la mauvaise volonté tient lieu de conduite.

La plupart des responsables auxquels  il délègue ne suivent ses directives que s’ils en tirent un profit privé. A force de bienveillance,  de  placidité  et  d’investissement  sur  l’horizon  lointain,  il  s’est  enlisé  dans  l’impuissance  d’endiguer la vitesse du pourrissement en cours. Qui va-t-il admonester ? Ses subordonnés  laissent l’impression, nette, de ne pas craindre leur chef. Bien entendu, ils ne sont pas tous  mauvais  ou  lacunaires.  Disons  que  le  respect  de  l’autorité  présidentielle  et  le  zèle  à  la  redevabilité ne les singularisent.

Observez la cacophonie de la cérémonie d’ouverture de  campagne  de  l’Insaf  au  stade  olympique  de  Nouakchott,  les  fautes  de  syntaxe  sur  les  affiches,  en  Arabe  et  Français,  l’orateur  assoiffé  qui  réclame  un  peu  d’eau,  le  Premier  ministre se désaltérant au goulot parce qu’il ne trouvait pas de verre. Dès le début de l’oraison  du Président, une partie du public commença à se retirer. Une fois rémunérés, les rabatteurs  de badauds et leur bétail de circonstance se dispersaient. La scène se renouvela lors du  rassemblement nocturne des jeunes. C’est ainsi que l’élite de l’instant dirige la Mauritanie,  en dilettante. Pourtant, en 2022, deux ans après son élection, le Président bénéficiait du  plébiscite,  inédit,  de  l’opinion  et  des  politiciens.  Je  suis  tenté  de  conclure  à  un  gâchis  irrattrapable.

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Source : Le Calame (Mauritanie) – Le 20 juin 2024

 

 

 

 

 

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