La farce de l’ordre fondé sur des règles

Au début des années 2000, l’idée émerge aux États-Unis que les grandes puissances ont le droit, voire l’obligation morale, d’intervenir dans les pays traversés par des crises. L’égalité des souverainetés qui fondait le système des Nations unies devient une notion obsolète tandis que Washington s’autoproclame « shérif » de la planète.

Le Monde Diplomatique  – Le principal théoricien de l’« ordre international fondé sur des règles » est John Ikenberry, professeur de science politique et de relations internationales à l’université de Princeton, membre du Council on Foreign Relations [un think tank américain, NDLR] et dont le travail a eu une forte influence sur l’administration du président américain Joseph Biden.

Dans un célèbre article de 2004 intitulé « Libéralisme et empire », Ikenberry — sans pour autant nier que le passé et le présent des États-Unis ont souvent été marqués par une domination impériale (allant même jusqu’à citer de grands historiens de gauche comme William Appleman Williams, Gabriel Kolko et Joyce Kolko) — s’oppose à ceux qui, dans les cercles de politique étrangère américains, estiment que les États-Unis devraient se comporter ouvertement comme un empire (1). Ikenberry explique qu’une stratégie hégémonique plus efficace consiste à utiliser le moment unipolaire pour établir un ordre international fondé sur des règles qui sécurisera la domination mondiale des États-Unis et de l’Occident en tant que « fait accompli » pour l’avenir. Y compris dans le cadre d’un déclin de la puissance des États-Unis.

Pour Mme Hillary Clinton, il est essentiel d’entraver l’émergence d’un « monde multipolaire » et de privilégier un « monde multipartite »

 

Alors que l’essor historique de la Chine devient plus évident, Ikenberry rédige un autre article, en 2008, pour le magazine Foreign Affairs : « L’émergence de la Chine et le futur de l’Occident ». Il y insiste sur le fait que le « système capitaliste mondialisé » et l’ordre libéral international occidental ne pourront être préservés que si l’hégémonie directe des États-Unis cède le pas à un ordre fondé sur des règles, régi par les États-Unis et leurs principaux alliés (2).

De cette façon, un « ordre libéral hégémonique dirigé par les États-Unis » sera garanti indéfiniment, explique-t-il. Comme l’explique alors la secrétaire d’État américaine entre 2009 et 2013 Hillary Clinton, il est essentiel d’entraver l’émergence d’un « monde multipolaire » en instituant à la place un « monde multipartite » qui repose sur un ensemble d’alliances et de partenariats dirigés par les États-Unis garantissant la domination continue de Washington au XXIe siècle (3).

Le plus beau des cadeaux

Cette conception d’un ordre établi sur des règles comme moyen d’organiser une contre-révolution mondiale trouve un soutien bipartisan important aux États-Unis et, de façon plus significative, au sein du Pentagone. Le 20 juillet 2017, M. James N. Mattis (connu sous le nom de « Mad Dog Mattis »), secrétaire à la défense du président américain Donald Trump (2017-2021), explique ainsi, s’adressant aux secrétaires de cabinet et aux chefs d’état-major : « L’ordre international d’après-guerre fondé sur des règles constitue le plus beau cadeau que nous ait laissé la plus illustre des générations », ce qu’il a illustré en mettant en avant « l’influence de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord [OTAN], les marchés financiers et les divers accords commerciaux dont les États-Unis sont signataires », non comme incarnations du droit international — et certainement pas du système des Nations unies —, mais de l’ordre libéral international et stratégique dominé par les États-Unis la main dans la main avec l’OTAN (4).


Li Wei ///// « 25 Levels of Freedom » (25 niveaux de liberté), Pékin, 2004
© Li Wei – Courtesy galerie PARIS-B

Le concept d’ordre international hégémonique fondé sur des règles, selon Ikenberry, repose donc sur l’idée d’un dépassement du système institué sur les Nations unies, lequel se fondait sur l’égalité des souverainetés des États et la volonté de voir émerger un monde polycentrique, incluant la Chine et la Russie comme membres permanents du Conseil de sécurité. Au contraire, l’ordre international fondé sur des règles vise à codifier les changements introduits dans les années 1990, en établissant le « caractère contingent de la souveraineté », de telle sorte que les grandes puissances aient « un droit — et même l’obligation morale — d’intervenir dans les États en difficulté, afin de prévenir les génocides et les massacres. Les interventions de l’OTAN dans les Balkans et la guerre contre la Serbie, écrit Ikenberry, ont été des actions déterminantes dans ce registre » (5). La doctrine de l’impérialisme humanitaire découlant du « droit de protéger » est ainsi devenue la clé de voûte de l’ordre international fondé sur des règles.

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Source : Le Monde Diplomatique – (Juin-Juillet 2024)

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