France – Face à un possible gouvernement d’extrême droite, des cadres de l’Etat « tétanisés »

Enquête - Alors qu’une arrivée au pouvoir de l’extrême droite paraît possible le 7 juillet, des cadres s’interrogent sur la conduite à tenir, déchirés entre obligation de continuité et conscience personnelle.

Le Monde – Mercredi 12 juin, trois jours après la déflagration provoquée par la décision d’Emmanuel Macron de dissoudre l’Assemblée nationale et de convoquer des élections législatives anticipées, des conseillers d’Etat de la « section de l’intérieur » du Palais-Royal se réunissent, l’air soucieux.

Que feront-ils, s’ils ont à plancher sur des projets de loi estampillés Rassemblement national (RN) ? Au hasard, un texte réservant les logements sociaux aux Français, promesse du parti d’extrême droite ? « On dira que c’est contraire à la Constitution », anticipe un maître des requêtes expérimenté. « C’est sûr qu’il y aura des éléments de préférence nationale. Comme en 1940, le Conseil d’Etat s’aplatira, avec la peur de sembler peser sur le cours des choses », s’étouffe un juge administratif, déterminé à déguerpir en cas de victoire du RN, le 7 juillet.

Depuis dimanche, les hauts fonctionnaires décrivent une atmosphère de compte à rebours avant l’impact d’une météorite, qui verrait entrer le président du RN, Jordan Bardella, 28 ans, à l’Hôtel de Matignon, et la France se doter de ministres du parti fondé par Jean-Marie Le Pen. Partir ou rester ? Une quinzaine d’années que ce questionnement taraude les cadres des ministères à mesure que l’extrême droite progresse dans le pays. Plus que quelques semaines pour mettre en balance obligation de continuité et conscience personnelle. Déjà, ils imaginent l’arrivée possible des hommes de Marine Le Pen et Jordan Bardella dans certains des quelque 600 emplois supérieurs de l’Etat, que le gouvernement nomme en conseil des ministres.

Le RN dit vouloir attendre la fin des Jeux olympiques avant de changer les rouages utiles à cette grande fête populaire, dont le préfet de police de Paris, Laurent Nuñez. Mais il a en tête la quinzaine de postes les plus sensibles : patron du renseignement, directeur de la police nationale, du Trésor ou du budget. Et a déjà fléché pour ses proches les places de directeur de cabinet de Matignon, directeur de cabinet du ministère de l’intérieur et secrétaire général du gouvernement, véritables tours de contrôle de l’appareil d’Etat.

« On n’est pas par principe pour le spoils system [pratique américaine qui consiste à remplacer des fonctionnaires en place par des fidèles], mais il faut aux postes-clés des gens totalement loyaux et pas anti-RN, argue le Versaillais catho tradi Renaud Labaye, bras droit de Marine Le Pen à l’Assemblée nationale et pièce maîtresse de l’ombre formée à Saint-Cyr et à HEC. Ceux qui voudraient freiner ou empêcher, ceux qui ne sont pas disposés à appliquer totalement notre politique seront remplacés, c’est certain. »

« Il faut être prêt à résister »

 

Entre les murs lambrissés de la Cour des comptes, Pierre Moscovici imagine l’institution qu’il préside comme « un corps de refuge », où ses magistrats détachés pourront rentrer dès le 8 juillet – quelques-uns l’ont déjà appelé pour revenir. Lui-même avait fait ce choix, en mars 1993, quand la victoire de la droite aux législatives avait débouché sur la cohabitation Mitterrand-Balladur. La publication des rapports, souvent épicés, vient d’être suspendue le temps de la campagne pour ne pas influencer le débat. Ensuite, « nous continuerons notre office quoi qu’il arrive, pas pour servir le pouvoir, mais pour remplir la fonction de la Cour, informer les citoyens », positive le premier président.

Mais en privé, Pierre Moscovici se tracasse. « Quand tout fout le camp, il reste les institutions, veut croire l’ancien ministre socialiste de l’économie de François Hollande. En quarante ans de vie politique, je n’ai jamais vu un truc pareil. Je me muscle le cerveau, je me bronze l’âme, pour le pire. Quand l’illibéralisme attaque, il le fait toujours contre les médias et les juges. Il faut être prêt à résister. »

Résister, mais comment ? A ses yeux, les cadres supérieurs de l’Etat se classent en trois types : ceux qui, refusant de servir un gouvernement RN, démissionneront ou retourneront dans leur corps d’origine ; ceux qui resteront, avec l’espoir de peser de l’intérieur pour préserver les principes républicains ; ceux qui s’en tiendront à leur rôle, servir un gouvernement démocratiquement élu, parfois par adhésion aux thèses du RN.

Dans les ministères, les uns et les autres s’épient, en se demandant à quelle catégorie ils appartiennent. « On sent une tétanisation, un abattement, une chape de silence. C’est un signal de peur, témoigne Mylène Jacquot, secrétaire générale de la CFDT Fonctions publiques, conservatrice de bibliothèque. Cela fait un moment que ça tangue. Après le conflit des retraites, il y a eu un désengagement. Depuis la loi “immigration”, il suffit qu’on soit à l’abri des oreilles, dans les couloirs, pour qu’on nous en parle spontanément. Des cadres supérieurs de l’Etat, dans les ministères sociaux et à Bercy, nous interrogent : est-ce qu’on reste ? »

La CFDT ne donnera pas de mot d’ordre aux fonctionnaires, malgré l’inquiétude face à cette « force politique sans expérience et avec des positions idéologiques mortifères pour la démocratie et la paix sociale ». « Tous les résistants n’étaient pas dans le maquis, se rassure l’élue syndicale. Et une majorité de nos adhérents ne sont pas cadres supérieurs, ce sont ceux qui en ont les moyens qui peuvent partir… » Jeudi, une centaine de cadres de l’éducation nationale ont signé une pétition pour avertir : « Nous n’obéirons pas » à un « projet politique funeste ».

« L’atmosphère a beaucoup changé »

 

Mais qu’il semble loin, ce temps où les hauts fonctionnaires faisaient circuler des e-mails à tout-va pour prendre position contre Marine Le Pen, avant même le premier tour de l’élection présidentielle de 2017 ! « Je ne servirai pas un Etat Front national [l’ancien nom du RN]. Je démissionnerai », avait clamé le juge Serge Portelli, alors président de la chambre près la cour d’appel de Versailles.

L’ambassadeur de France au Japon, Thierry Dana, avait publié une tribune dans Le Monde, en mars 2017, intitulée « Madame Le Pen, je refuserai de servir la diplomatie du Front national ». Gérard Araud l’avait soutenu. « L’atmosphère a beaucoup changé, confie aujourd’hui l’ancien ambassadeur de France en Israël et aux Etats-Unis. Le risque est d’apparaître comme les élites qui prennent parti face au petit peuple qui vote. C’est atterrant de se retrouver dans cette situation, mais ça y est, le train est parti. »

Une anecdote ? Au Palais-Royal, fin mars, on s’étrangle en lisant les œillades au RN distillées sur les réseaux sociaux par Arno Klarsfeld, fils des chasseurs de nazis Serge et Beate Klarsfeld, ancien avocat nommé conseiller d’Etat sous Nicolas Sarkozy. Une poignée de conseillers d’Etat alertent le vice-président de la haute juridiction administrative, Didier Tabuteau. Ce dernier n’intervient pas.

« Ils tiquent parce que ce n’est pas leur position, mais ils n’ont pas à tiquer, minimise Arno Klarsfeld auprès du Monde, en précisant qu’il ne s’exprime pas au nom du Conseil d’Etat. Je dis que Marine Le Pen a changé, elle n’est pas raciste et antisémite, La France insoumise [LFI] est antisémite derrière un voile diaphane antisioniste. Entre [Jean-Luc] Mélenchon [le leader de LFI] et le RN, je choisis sans hésiter le Front national. » En 2017, le même Arno Klarsfeld expliquait à L’Obs qu’« il y aura une purge » sous un gouvernement aux couleurs du Front national. « Tous les régimes d’extrême droite l’ont fait et ont apporté le malheur aux peuples, s’inquiétait-il. Il faudra que je m’en aille. »

Autre signe relevé dans les grands corps, le « coming out » de Daniel Keller, ancien maître du Grand Orient de France, la première obédience maçonnique du pays, et ex-président de l’association des anciens élèves de l’ENA, qui apparaît sur le site d’Opinion internationale, mardi 11 juin : « Si le peuple veut le RN au pouvoir, les élites françaises devront l’aider. » « Il n’y a qu’un seul souverain, c’est le peuple, les élites administratives devront être loyalistes, développe-t-il auprès du Monde. Le programme du RN respecte-t-il l’Etat de droit ? Je le pense. Il répond aux demandes des électeurs sur l’immigration ou la politique pénale. Je ne suis pas a priori inquiet, sauf sur le réalisme économique, avec des taux d’intérêt qui risquent d’être multipliés par trois dans une situation budgétaire difficile. »

Une vague de départs paraît illusoire

 

L’ancien haut fonctionnaire devenu salarié du groupe mutualiste Malakoff Humanis se réfère au sondeur Jérôme Sainte-Marie, responsable de la formation des cadres au RN et candidat RN aux législatives dans les Hautes-Alpes, et reprend la rhétorique lepéniste inspirée de l’essayiste britannique David Goodhart, qui oppose les « enracinés » aux « nomades ». « J’ai la chance d’appartenir à l’univers des “people of nowhere” [les « gens de nulle part »], mais j’ai des racines auxquelles je suis attaché, dit Daniel Keller, natif du Massif central. L’électrochoc de dimanche devrait faire bouger les lignes, il y a matière à revoir certains principes au nom de la construction européenne. » Une position qui fait bondir au Grand Orient de France, loge que Daniel Keller qualifie d’institution totalitaire : trois jours plus tard, il vire de bord dans une deuxième interview à Opinion internationale, pour assurer à « la communauté des francs-maçons » qu’il faut « empêcher que le RN soit le grand vainqueur ».

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Source : Le Monde

 

 

 

 

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