“Par un bel après midi de ce vendredi 9 juin 1989, j’étais avec mon groupe de travail entrain de faire les dernières révisions pour la préparation de l’examen du baccalauréat qui était prévu le 17 Juin 1989, quand nous fûmes interrompus par mes deux jeunes frères qui vinrent me dire de revenir vite, car il y avait des policiers à la maison. Je pris congé du groupe en promettant de revenir rapidement, question d’aller voir ce qui se passait (sans savoir que ma préparation du bac allait s’arrêter là !).
Arrivé à la maison, on me dit que mon père venait d’être convoqué par le directeur de la sûreté. Au commissariat, on le questionna sur sa nationalité, celle de ses enfants et de son épouse, comme si les policiers n’étaient pas convaincus, ils décidèrent, d’aller avec mon père à la maison chercher nos pièces d’état-civil. Il se retrouva de nouveau face aux trois flics pour la suite de l’interrogatoire. Des questions dont ses interrogateurs connaissaient déjà les réponses lui furent posées : Combien de maisons avez-vous à Kaédi ?, Avez-vous des biens (verger, troupeaux, une voiture etc…) ? Avez-vous des frères et sœurs au Sénégal ?, Quelles étaient vos fonctions avant la retraite ? Connaissez-vous untel ? etc…
Après avoir répondu à tous ces semblants de questions, ils lui dirent : ‘’Nous allons soumettre votre dossier ainsi constitué au directeur de la sûreté, c’est lui qui a le dernier mot’’. Ils revinrent cinq minutes après pour lui dire ‘’Mr Touré, le directeur de la sûreté a décidé que vous devez être expulsé… et nous devons retourner avec vous pour aller chercher votre famille…’’. Quelle était la vraie raison de cette décision ? Pourtant nos pièces d’état-civils prouvaient bel et bien notre mauritanité (mon père, mes frères et sœurs et moi sommes nés à Kaédi, ma mère à Aleg).
Mon père arriva ainsi vers 23h à la maison accompagné des policiers, et nous lança cette phrase ‘’On y va !’’. Nous eûmes juste le temps de porter nos chaussures, et nous quittâmes la maison sous les pleurs de certains voisins qui étaient là. Juste au moment d’embarquer dans la camionnette de la police, je me rappelle qu’il y avait un ancien élève et grand ami à mon père, feu Ousmane Karfa NDiaye qui passait, mon père lui dit ‘’Ousmane , Adieu !’’, il nous regarda bouche-bée et tourna le dos et on l’a plus jamais revu.
Nous fûmes conduits au commissariat, et là le directeur de la sûreté dit à ma mère ‘’`Ton mari et les enfants sont sénégalais, ils seront expulsés, toi tu es mauritanienne, tu resteras’’, ma mère lui rétorqua ‘’si mon mari et mes enfants doivent quitter ce pays, ils me laisseront pas ici, je m’en vais avec eux !’’. On fouilla mon père, puis on nous embarqua en direction du fleuve. Un passeur que nous attendîmes pendant plus d’une demi-heure arriva, il était presque 1h du matin, il y avait un fort vent, et ma mère dit aux policiers en hassaniya ‘’il fait tard, il vente, nous sommes avec des enfants, ne pourriez-vous pas attendre le lever du soleil pour nous faire traverser ?’’ Ils n’eurent même pas la politesse de lui répondre. Pendant que nous traversions, je me rappelle de cette question du passeur (qui était un aveugle) à mon père en pulaar ‘’Holmo tatchinanmi kadi ?’’ (Qui je suis entrain de faire traverser ENCORE ?’), mon père lui répondit ‘’c’est moi Abdoul Touré !’’, et le passeur de rajouter ‘’Dhoum dey boni hankati’’ (là maintenant, c’est devenu sérieux !’’).
Nous traversâmes ainsi cet endroit du fleuve sans nom, sans baluchon comme des pestiférés à la merci du hasard. Une fois débarqués sur l’autre rive, nous trouvâmes d’autres familles qui avaient été expulsées avant nous. Nous passâmes ainsi notre première nuit d’apatride sous un hangar de fortune avec une quarantaine d’autres personnes. Durant le reste de la nuit, mon père avait le regard tourné en permanence vers Kaédi, la tête lourde de pensée. À quoi pouvait-il songer ? Peut être à ses parents qu’il avait enterrés dans cette ville et qu’il n’a plus jamais voulu quitter, à ce pays qui l’a vu naître grandir, et qu’il a servi jusqu’à sa retraite, à ces centaines et centaines de cadres qu’il a formés et qui n’ont trouvé que cette façon de lui rendre la monnaie ?
Le lendemain matin, nous prîmes une voiture pour continuer notre exil forcé, et pendant que nous roulions, je me suis retourné, et j’apercevais encore l’abattoir frigorifique, ainsi que le grand silo de Kaédi, des endroits qui me rappelaient mon enfance, là où je jouais, chassais avec des amis…et ce fut un moment de grande émotion. Je me suis retourné une deuxième fois, et là mon Kaédi natal avait disparu de l’horizon ! là c’était officiel, nous étions devenus apatrides, nous sommes partis, mais pour combien de temps ? 1 mois , 2 ans , 10 ans ou pour de bon ? Dieu seul sait…. »
Mamadou Touré « Docteur »
Source : Bocar Oumar BA (Facebook – Le 10 juin 2024)
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