Bollywood, machine à rêves du nationalisme hindou

M Le Mag  – EnquêteEn Inde, le cinéma a sans aucun doute pesé dans la victoire que vient de remporter le premier ministre Narendra Modi lors des législatives. Depuis une décennie, les nationalistes hindous ont cherché à étendre leur propagande à l’industrie cinématographique du pays, contrainte d’exalter les valeurs conservatrices et religieuses du Parti indien du peuple.

Loin sur la surface scintillante de l’océan Indien, le soleil disparaît rapidement à l’horizon. En ce mercredi 10 avril, jour de la fête de l’Aïd-el-Fitr qui marque la fin du ramadan, une foule tumultueuse gronde sur le front de mer de Bombay. A intervalles réguliers, des cris s’élèvent du plus profond de cette effervescence, un peu comme si se préparait une émeute dont l’Inde est coutumière.

Rien de tout cela. Ces milliers de gens coincés dans une chaleur suffocante derrière des barrières érigées le long de la route côtière attendent simplement leur idole, Shah Rukh Khan, star numéro un du cinéma indien, dieu vivant de Bollywood et messie des peuples de l’Inde éternelle. A 58 ans, l’acteur est le dernier des « grands », le « baadshah » (« roi » en persan), comme on l’appelle aussi à Bombay, sa ville d’adoption. Dans le quartier huppé de Bandra, au nord de la mégapole vibrionnante de douze millions d’habitants, il s’est fait construire une maison ultramoderne de cinq étages à la vue imprenable sur la mer d’Arabie. Ses fans en font régulièrement le siège.

A 18 heures, alors que la police a de plus en plus de mal à contenir la foule, « SRK », comme les Indiens le surnomment, se montre enfin. Vêtu d’un kurta et d’un pyjama blanc bouffant, un catogan retenant ses cheveux longs, il gravit un podium installé dans la cour de sa résidence, qu’un grillage protège de potentiels assauts. Sa blanche silhouette donne l’impression d’un ange tombé du ciel. Il se penche sur ses disciples, envoie des baisers soufflés, salue de la main. La foule s’embrase. Des hommes, surtout, mais aussi quelques audacieuses, et pas forcément issues des classes populaires. Une dame bien mise, dont la peur des masses hurlantes convulsait le visage quelques minutes plus tôt, saute soudain à pieds joints en criant, brandissant son téléphone portable pour saisir un cliché de l’« être suprême ».

Méfiance généralisée

Ces réjouissances collectives et populaires, classiques dans un pays continent où l’acteur jouit d’un statut inégalé ailleurs, n’empêchent pas qu’un certain malaise se soit installé à Bollywood. Dans cette industrie cinématographique aux mille cinq cents films annuels, un nombre croissant de productions exalte désormais les valeurs des nationalistes hindous, portées par Narendra Modi, au pouvoir depuis dix ans et dont la formation politique, le Parti indien du peuple (Bharatiya Janata Party, BJP) a remporté le 4 juin les élections législatives sans le succès escompté. Et rares sont les productions à s’écarter de cette ligne.

Réalisateurs, acteurs et actrices se retrouvent désormais à défendre des « camps » idéologiquement opposés. Bollywood, cette industrie de cinéma populaire, aux intrigues émaillées de chants et de danses enflammées, aux émotions surjouées, est censée avoir été « apolitique » par le passé (même si elle a toujours plus ou moins navigué dans le sens du vent). Aujourd’hui, une telle polarisation est inédite.

La guerre est larvée. Les prises de position restent feutrées. Mais la méfiance s’est installée et, surtout du côté des partisans de l’opposition, la prudence est de mise. Pour les metteurs en scène et acteurs critiques de la droite hindoue au pouvoir, il vaut parfois mieux se taire. Surtout lorsque l’on appartient à la minorité musulmane ou si l’on fait partie de l’élite occidentalisée que les nationalistes méprisent : gare au « trolling » sur les réseaux sociaux ! Certains « anti-Modi » se méfient davantage des menaces plus ou moins voilées des gardiens du temple hindou.

Attaques ciblées

Même Shah Rukh Khan, musulman marié à une hindoue, a fait les frais d’une campagne hostile. Dans Pathaan, sorti en 2023, production patriotique à outrance où il joue le rôle d’un super espion des services secrets indiens, le simple fait d’avoir porté une chemise verte, couleur de l’islam, et que l’actrice vedette lui donnant la réplique, Deepika Padukone, soit apparue en bikini safran, couleur de l’hindouisme, a suffi pour enflammer les réseaux sociaux. Des extrémistes hindous ont organisé des manifestations, d’autres ont déchiré les affiches du film en proférant des insultes à l’égard de Shah Rukh Khan.

Qu’un acteur de son calibre ait pu devenir une cible, lui dont la popularité transcende les appartenances religieuses et de caste, est un signe des temps. Fervent soutien du sécularisme, cette laïcité à l’indienne qui a, depuis l’indépendance de 1947, consisté à mettre sur un pied d’égalité toutes les croyances, après les terribles massacres entre hindous et musulmans durant la partition de l’empire des Indes, Shah Rukh Khan, désormais, se tait.

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 (Bombay, envoyé spécial)

Source : M Le Mag – (Le Monde)

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