« Rwanda Classified » : une enquête à charge ?

Alors que 50 journalistes de 11 pays viennent de publier une série d’articles dépeignant le Rwanda en régime répressif mais extrêmement soucieux de son image, des universitaires, journalistes et défenseurs de la mémoire du génocide contre les Tutsi font entendre un autre son de cloche.

Jeune Afrique – Qui peut contester l’importance de la mission que s’est donnée « Forbidden Stories », un réseau international de journalistes engagés à poursuivre les enquêtes d’autres reporters qui ont été réduits au silence ? Aussi élevée soit-elle, cette mission ne peut toutefois s’affranchir des exigences de la connaissance qui tiennent à l’indépendance de l’enquête et à l’objectivité de l’analyse, à la qualité des sources et à leur critique, enfin à la contextualisation des faits et à leur juste caractérisation.

« Ennemisation » du régime

 

Le dernier fait d’armes du réseau, portant sur « la face cachée du régime de Paul Kagame » au Rwanda, a mobilisé 50 journalistes de 17 médias internationaux à la réputation élogieuse, issus de 11 pays. Le dossier s’est décliné en huit épisodes qui ont fait l’objet, durant une semaine, d’une couverture médiatique soutenue, avec une éditorialisation très travaillée, tant dans Le Monde qu’à Radio France, qu’au Soir (Belgique), que dans The Guardian (Grande-Bretagne), Der Spiegel (Allemagne), NRC (Pays-Bas) ou encore Haaretz (Israël).

En cause, un petit pays de l’Afrique des Grands Lacs, détruit en 1994 par un génocide perpétré contre la minorité tutsi, relevé par les vainqueurs des génocidaires hutu et géré depuis par un régime que le dossier « Rwanda Classified » présente comme particulièrement dictatorial, aux mains d’un dirigeant, Paul Kagame, à la veille d’entamer un quatrième mandat présidentiel. Le résultat électoral annoncé comme écrasant traduirait cette puissance rarement égalée que « Forbidden Stories » s’emploie alors à révéler. Beaucoup d’offensives d’opinion et de communication à haute intensité l’ont visé, d’abord comme commandant de l’armée du Front patriotique rwandais (FPR), à partir d’octobre 1990, puis comme vice-président du gouvernement post-génocide, après juillet 1994, enfin, comme président de son pays depuis 2000.

Il est vrai que Paul Kagame a su se faire détester de l’Occident en disant son fait aux anciennes puissances coloniales de l’Afrique, à commencer par la France dont il accusa les autorités passées de complicité dans le génocide des Tutsi, jusqu’au discours d’Emmanuel Macron du 27 mai 2021 à Kigali. L’« ennemisation » du régime rwandais et de son homme fort dure depuis le tournant d’octobre 1990, quand le régime extrémiste du général-président Habyarimana, allié de la France et de la Belgique, se trouva menacé par les offensives militaires du FPR. Après le génocide et la défaite du régime génocidaire, l’« ennemisation » frappa les nouvelles autorités du Rwanda et toujours Paul Kagame, alimentée par des réseaux nostalgiques du contrôle belge puis français du Rwanda et par les diasporas extrémistes issues de l’écrasement du Hutu Power par le FPR à l’été 1994.

Très implantés en République démocratique du Congo (RDC), en Belgique et en France, ces réseaux et diasporas désignent Paul Kagame comme principal instigateur de l’attentat contre l’avion du président Habyarimana le 6 avril 1994 et par là-même responsable du génocide des Tutsi dans son objectif de conquête du pouvoir. Ils en font également le démiurge d’une instrumentalisation de la lutte contre le négationnisme pour mettre au silence et au pas toute opposition. Sa culpabilité proclamée en vient alors à décharger de toute responsabilité ceux qui sont lourdement impliqués dans le soutien au régime d’Habyarimana par une aide objective ou matérielle et fait fi de tous les acquis de la recherche historique, laquelle a démontré que le génocide de 1994 a été préparé et planifié, comme tous les génocides, et qu’il a été précédé de multiples massacres et actes génocidaires contre les Tutsi, et ce dès la « Toussaint sanglante » de 1959, ou encore les tueries de Gikongoro de 1964 qui avaient conduit le philosophe Bertrand Russell et Radio Vatican à faire le rapprochement avec la Shoah.

Sources biaisées

 

Aussi l’annonce des « Forbidden Stories » a-t-elle suscité une grande attente pour l’accès à des faits solides et authentifiés, une occasion enfin d’échapper à ces procès de propagande. Las, « Rwanda Classified » a répété les travers des précédents dossiers d’accusation au point que l’on peut s’interroger sur un accident, voire une faillite journalistique.

Le dossier « Rwanda Classified » trouve son origine factuelle dans l’enquête d’un journaliste rwandais, John William Ntwali, que sa mort a brutalement interrompue. Pour le consortium des médias d’investigation, sur cette mort pèsent des circonstances troubles qui accréditent la thèse de l’assassinat. Le journaliste est décédé dans un accident de la circulation, en janvier 2023, alors qu’il se disait menacé. À 3 heures du matin, dans une rue sombre, une voiture avait percuté la moto sur laquelle il se trouvait à la place du passager. Le conducteur de la voiture fautive a été condamné pour homicide involontaire.

Le montage de "Rwanda Classified" sur le site Forbidden stories. © Forbidden Stories.
Le montage de « Rwanda Classified » sur le site Forbidden stories. © Forbidden Stories.

 

La thèse d’un assassinat politique se renforce, comme l’expose « Rwanda Classified », au regard d’autres « tentatives d’assassinats, morts suspectes, intimidations, utilisation de technologies de surveillance [par le dirigeant rwandais], [y compris] contre les membres de son propre parti ». Le consortium entend alors « révéler comment le pouvoir rwandais entend réduire au silence les voix critiques, à l’intérieur de ses frontières comme à l’étranger ».

Les conclusions des 50 confrères et consœurs mobilisés pour cette enquête fleuve dressent le portrait d’un régime de terreur parmi les plus dangereux du monde, et en tout cas le plus menaçant d’Afrique. Cette vérité serait admissible si les informations livrées comportaient les révélations nécessaires à la validation de l’analyse. Or, ce n’est pas le cas. Souvent anciennes, procédant par supposition et par glissement sémantique plus que par démonstration, elles se rapportent à des sources pour la plupart très biaisées, présentées sans être situées ni contextualisées alors qu’elles constituent le fond de commerce des réseaux complotistes et des auteurs négationnistes du génocide des Tutsi.

Habitués au travail scientifique et à l’indépendance de l’enquête, nous ne pouvons laisser se diffuser sans réagir un dossier qui déconsidère les exigences que nous mettons dans l’exercice de la connaissance.

Habitués au travail scientifique et à l’indépendance de l’enquête, nous ne pouvons laisser se diffuser sans réagir un dossier qui déconsidère les exigences que nous mettons dans l’exercice de la connaissance. Que des auteurs négationnistes patentés comme Charles Onana ou Judi Rever prennent rang d’informateurs sérieux pour les 17 médias partenaires de « Forbidden Stories », que la contestation de leur thèse devienne un élément à charge du régime de Kigali, qu’un présumé génocidaire tel que Charles Ndereyehe puisse se présenter en victime, que l’entretien final du dossier se transforme en opération promotionnelle du « défenseur des droits de l’homme et héros du film Hotel Rwanda, Paul Rusesabagina, » alors que rien n’est plus inexact, démontrent la manipulation à laquelle s’est prêté « Rwanda Classified ».

De bonne foi, nous voulons le croire. Il n’était néanmoins pas concevable de s’en tenir au silence et de ne pas faire l’examen de ce qui apparaît a minima comme un accident journalistique très regrettable. Les autres enquêtes des « Forbidden Stories » ne sont pas mises en cause. Mais force est de constater que « Rwanda Classified » est très éloigné des exigences de la recherche de la vérité.

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Boubacar Boris Diop et Vincent Duclert

 

 

 

Source : Jeune Afrique – (Le 04 juin 2024)

 

 

 

 

Suggestion Kassataya.com :

Au Rwanda, enquête sur les dérives du régime de Paul Kagame, l’autocrate qui fascine l’Occident

 

 

 

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