Nouvelle-Calédonie : « Mes ancêtres ne m’ont jamais raconté la vraie histoire de mon pays »

Après quinze jours d’affrontements qui ont plongé l’archipel dans le chaos, l’ancien élu Laurent Chatenay revient, dans une tribune au « Monde », sur l’histoire douloureuse de la colonisation par la France, et il appelle à l’union des personnes qui aiment « ce petit pays ».

Le Monde – Je suis un enfant du pays depuis quatre générations du côté de mon père, et depuis plusieurs siècles par ma mère, dont la grand-mère était une Kanak de Hienghène. A l’image de beaucoup de Néo-Calédoniens issus de ce métissage et de l’histoire douloureuse de la colonisation, ma famille a vécu pendant de nombreuses années avec la honte de ses origines pénitentiaires. Ce « robinet d’eau sale », tel qu’il était qualifié à l’époque par l’administration française.

Au pays du non-dit, mes ancêtres ne m’ont jamais raconté sa vraie histoire, sans doute pour oublier les raisons qui les ont conduits ici et pour se construire une légitimité, essentiellement à travers le travail et l’oubli. Pendant très longtemps, on nous a caché que l’on faisait partie de ce « robinet d’eau sale », dont les protagonistes ne sont pas restés en Nouvelle-Calédonie par amour mais par obligation, car on leur avait interdit de rentrer dans leurs familles françaises.

Cette histoire cachée est en grande partie la raison pour laquelle, jusqu’aux événements de ce mois de mai, je n’avais pas pris toute la mesure et toute la dimension de la souffrance du peuple kanak auquel je demande solennellement pardon pour mon ignorance. Je n’ai pas honte de mes ancêtres, je ne leur en veux pas, ils avaient sans doute leurs raisons, mais ils ne m’ont pas aidé à comprendre ce pays et son peuple.

« Politique de la canonnière »

 

Que ne comprennent pas les Néo-Calédoniens au sujet de la revendication indépendantiste ? La « politique de la canonnière », menée après la prise de possession, le 24 septembre 1853, a conduit à la dévastation de villages, à la destruction de maisons et de champs, au massacre des populations, à leur enfermement dans des terres abusivement appelées « réserves », dont elles ne pouvaient sortir que pour accomplir des journées de travail obligatoire, pour lesquelles leur était versé un salaire dérisoire leur permettant de s’acquitter de l’impôt de capitation. Oui, on leur reprenait ce qu’elles avaient gagné par leur labeur.

 

En 1863, la France décide de faire de la Nouvelle-Calédonie une colonie pénitentiaire. Ainsi, ce sont environ 30 000 forçats qui y sont amenés. Plus de 85 % d’entre eux n’auront pas le droit de rentrer chez eux, en France. Ils seront libérés sur place.

A côté de ce noyau pénitentiaire, on trouve des colons libres (un millier en 1866, un peu moins de 10 000 trente ans plus tard). C’est le premier acte de la colonisation de peuplement. La première entrave aux grands principes républicains derrière lesquels l’Etat français et ses partisans continuent de se cacher aujourd’hui, pour dissimuler la vérité originelle.

En juin 1878, après d’importantes spoliations foncières, les Kanak, dirigés par le grand chef Ataï, lancent contre les Européens une série d’opérations militaires concertées. La répression est terrible. L’armée coloniale, les colons libres et pénaux, et leurs auxiliaires indigènes tuent 2 000 Kanak, soit 10 % de la population de la Grande Terre de l’époque, les autres sont déplacés sur la côte est de l’île. Une géographie de peuplement qui s’est maintenue jusqu’à aujourd’hui.

 

En 1894, la France passe d’un projet de peuplement pénitentiaire à celui d’un peuplement libre. Quelle farce ! Et pour cause : depuis 1880, il fallait protéger les intérêts d’une société française qui avait commencé ses activités d’extraction de nickel sur la mine du plateau de Thio et permettre le développement de celles-ci grâce à l’arrivée de nouvelles personnes !

Qui plus est, à partir de 1887, les Kanak sont soumis au régime de l’indigénat, qui prévoit des sanctions administratives pour un certain nombre de délits, comme le fait de désobéir aux ordres des autorités coloniales, d’être trouvé hors de sa réserve sans justifier d’une autorisation régulière, ou d’entrer chez des Européens sans leur autorisation.

Colonisation de « dépeuplement »

 

Depuis la découverte de l’archipel, en 1774, jusqu’aux années 1920, on estime que la population kanak a diminué de 75 % à 95 %, essentiellement à cause des maladies apportées par les Européens et de la guerre coloniale menée contre elle. Une vraie colonisation de « dépeuplement ». Entre 1853 et les années 1920, le peuplement kanak passe de 55 000 à 27 000 personnes. Profitant de cet effondrement démographique, on regroupe différents villages en déplaçant des populations et en violant leurs droits. On fait alors main basse sur les meilleures terres du pays que l’on destine au nouveau colonat paysan.

 

De fait, ce n’est qu’en 1957, il n’y a même pas soixante-dix ans, que les Kanak sont devenus citoyens français à part entière, en accédant au droit de vote. Et nombre d’entre eux sont encore vivants pour raconter à leurs enfants leurs souffrances et les sévices subis.

Mais, depuis lors, au nom de la démocratie, on a fait du corps électoral le principal outil régulateur de la colonisation de peuplement. Aujourd’hui, avec son dégel, on recommence à imposer une forme moderne de « démocratie républicaine » pour maintenir une suprématie politique, économique et sociale. Ce stratagème n’est, ni plus ni moins, qu’une manipulation grossière visant à rendre une nouvelle fois les Kanak minoritaires dans leur pays. Et c’est sur ce beau principe républicain que certains élus locaux se targuent d’un retour à la démocratie.

Depuis le début de la colonisation, les Kanak ont été rejetés à la périphérie d’une société aveugle, rentière des subsides détournés de la France au profit de classes privilégiées, et ce avec la complicité inavouée d’un Etat français défenseur, avant tout, des intérêts obscurs de ses multinationales.

Comment ne pas comprendre la rage du pays kanak lorsque l’entreprise qui a pillé son nickel gratuitement pendant plus de cent ans, en dévastant les terres, lui crache aujourd’hui à la figure, lui disant que, désormais, elle n’investira plus ici ? Qu’elle ira exercer ses bons offices en Indonésie, laissant derrière elle misère et dévastation, alors que c’est grâce au nickel néo-calédonien qu’elle est devenue une multinationale ?

Nous devons sortir du sacro-saint tout-nickel, qui dévoie jusqu’au lien à la terre, un des principes structurant de la culture kanak. Il y a d’autres solutions pour développer notre pays de façon plus harmonieuse, équilibrée et conforme aux aspirations profondes de ses populations. Pour cela, il faudra sortir des sentiers battus, ne pas avoir peur d’innover sur le plan économique, mais aussi politique. Et il nous faut retrouver la paix !

Comment continuer à imaginer que la revendication d’indépendance kanak disparaîtra grâce à une manipulation du corps électoral, censée imposer le principe majoritaire comme vérité politique universelle ? Quel mépris de l’histoire néo-calédonienne récente et du peuple kanak !

Insulte, mépris, provocation

 

La dernière fois que j’ai rencontré Jacques Lafleur (1932-2010) – je faisais partie de ses équipes politiques pendant la période de négociation de l’accord de Nouméa, signé en 1998 –, j’étais accompagné d’Elie Poigoune et de Louis Mapou. C’était l’époque où, avec Marie-Claude Tjibaou, Adolphe Digoué, Elie, Louis et de nombreux autres, nous avions lancé l’aventure politique d’Ouverture citoyenne. Ce jour-là, Jacques Lafleur avait avoué à Elie Poigoune qu’il avait « compris que la revendication de l’indépendance ne s’éteindrait que le jour où elle serait satisfaite ». Comment peut-il en être autrement ?

Au lendemain du troisième référendum d’autodétermination, qui s’est tenu le 12 décembre 2021, le président de la République, Emmanuel Macron, s’est empressé de déclarer la Nouvelle-Calédonie Française. Mais la Nouvelle-Calédonie n’est Française que par la grâce de la poudre des canons, des ruses et des malices politiques de la France qui ont piétiné son identité profonde.

 

Il faut aussi que les responsables politiques loyalistes comprennent qu’invoquer la République à tout bout de champ, comme si c’était le bouclier protecteur ultime ou la référence politique, finit par résonner comme une insulte, une provocation et un mépris qui ne font que renforcer le peuple kanak dans ses convictions et dans sa détermination à mettre un terme à tout cela.

Peuple kanak, je t’avoue qu’aujourd’hui je me sens plus proche de toi et de ta souffrance que de tous ces aboyeurs politiques dont les discours irresponsables et insipides, et l’aveuglement ne peuvent que nous emmener sur les chemins du conflit.

 

Malgré ce qu’ils prétendent, la Nouvelle-Calédonie ne pourra jamais se construire sans et contre le peuple kanak, ni contre ses aspirations à la dignité, à la justice et à la vérité. Il serait stupide et suicidaire de penser le contraire. En ce sens, je crois que le peuple kanak a déjà gagné son combat.

Mais il n’est pas la seule victime de l’histoire. D’autres composantes de la population néo-calédonienne ont souffert des affres de la colonisation et de ses excès. Ces gens-là n’ont que la Nouvelle-Calédonie pour patrie et ils ont acquis aussi, au fil des ans, la légitimité pour continuer à y vivre. La reconstruction de notre pays ne pourra pas se faire sans eux.

Donner des perspectives à la jeunesse

 

Enfin, la France, bien qu’éloignée de nous et ne comprenant pas toutes les subtilités de ce territoire complexe, a aussi contribué de façon majeure au développement de ce pays et de ses populations. Il faut le reconnaître. Dans le cadre de la construction d’une nouvelle donne politique néo-calédonienne et océanienne, il sera indispensable de s’appuyer sur elle, dans un environnement où les convoitises de certaines grandes nations sont probablement bien moins conciliantes et bienveillantes que les siennes.

Le petit pays que nous sommes aura besoin de s’appuyer sur une grande nation, en identifiant des intérêts partagés sur lesquels nous pourrons nous retrouver pour construire un nouveau projet de société. La France doit nous aider à le faire et elle le fera, si nous sommes capables de lui offrir un projet de décolonisation réussi, dans lequel elle aura aussi un rôle à jouer.

 

Peuple kanak, j’en appelle à ton intelligence, à ta sagesse et à ton humanité pour que nous puissions retrouver les chemins de la paix, de la raison et du dialogue, nécessaires à la construction durable du pays. Notre priorité à tous est de nous occuper de cette jeunesse de tous bords, si longtemps oubliée et négligée, pour lui donner des perspectives, pour la préparer à jouer son rôle et à trouver toute sa place avec fierté dans la construction de son pays.

Il y a sur cette terre des gens intelligents et volontaires, épris d’humanité et de justice, qui veulent construire, et maintenant reconstruire leur pays, notre pays, sur la base d’intérêts partagés, réciproques et équitables. Notre pays regorge de potentiels naturels et humains, et nous pouvons bâtir une société plus juste, plus solidaire, qui partage sa richesse plus équitablement et assure l’égalité des chances pour tous.

 

 

Source : Le Monde

 

 

 

 

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