L’Hôtel Ukraine de Kiev à vendre pour financer l’effort de guerre

M Le MagReportageC’est un fleuron du patrimoine ukrainien que l’Etat a décidé de mettre aux enchères pour financer l’effort de guerre. L’Hôtel Ukraine de Kiev a tout connu depuis son inauguration en 1961 : l’ère soviétique, l’euphorie de l’indépendance, la révolution de Maïdan et l’offensive russe.

« Vous préférez la 204 ou la 1406 ? » Sur les contreforts de la colline dominant la place de l’Indépendance (la fameuse « place Maïdan »), au sommet d’escaliers en granit et de terrasses plantées et semées, seules quelques fenêtres d’un gratte-ciel stalinien brillent dans la nuit de Kiev. L’Hôtel Ukraine est loin d’être complet, en ce printemps 2024, mais en temps de guerre chaque détail prend de l’importance. « Deuxième étage ou quatorzième ? », interroge derrière le comptoir Iryna Mountianou dans un sourire timide et un tailleur uniforme strict et daté.

Les chambres inférieures sont plus proches de l’abri, mais certains clients continuent de préférer le spectacle panoramique des étages les plus élevés. « Les gens qui viennent de Kharkiv, par exemple, s’installent sans souci aux treizième et quatorzième, explique la cheffe des réceptionnistes. Les pauvres, ils en voient tellement en ce moment… Ce qui compte pour eux, c’est un week-end paisible avec un beau spectacle sur la ville. »

Jusqu’à quand ? L’établissement, ses trois cent soixante-trois chambres, ses 22 000 mètres carrés, sa vue unique sur Maïdan, l’agora politique où se joue régulièrement l’avenir du pays, est à vendre. Inauguré en 1961 par les dirigeants de l’Union soviétique, ce morceau du patrimoine national est resté un bien d’Etat après l’indépendance de 1991, et la décision de se séparer du plus célèbre hôtel de la capitale a été prise le 23 avril par le gouvernement ukrainien. La faute à la guerre, qui a tué le tourisme. L’hôtel s’est endetté de 45 millions de hryvnias (un peu plus de 1 million d’euros) et les souvenirs de cette sentinelle du soviétisme local, puis du postcommunisme, vont être mis à l’encan.

Un trophée de guerre idéal

 

New York, Berlin, Londres, Pékin… Aucun des cadrans d’horloge ne donne plus l’heure de Moscou dans le hall de l’Hôtel Ukraine. En 2022, le personnel a vu souffler le vent du désastre qui a chassé le dernier client le 26 février – deux jours après le début de la « grande invasion ». Chacun avait compris que ce building aux faux airs de banque néogothique dominant Khrechtchatyk, les Champs-Elysées de Kiev, représentait pour les colonnes russes un trophée idéal. « L’ennemi voulait prendre la capitale et parader sur Khrechtchatyk, rappelle le directeur de l’hôtel, Bohdan Vasyliv. La rumeur disait que des groupes de saboteurs présents dans la ville s’apprêtaient à l’occuper, et nous nous sommes relayés pour le protéger. »

Pendant de longues semaines, des sacs de sable ont bloqué les portes de l’immeuble. La sentinelle de Maïdan semblait éteinte à tout jamais. Et puis, en juin 2022, les lettres bleues de l’enseigne se sont rallumées. Les gardiens ont repris leur roulement devant les portes vitrées du rez-de-chaussée. Assis dans un fauteuil de velours, un peu comme un guetteur en bas d’une cité, chacun d’eux s’est remis à noter sur un carnet à spirales les plaques d’immatriculation des voitures stationnant sur le parking de l’hôtel, sans qu’on sache s’il s’agit de vieilles habitudes « sov » ou d’un réflexe de veilleur de nuit de pays assiégé.

Couic, couic… La solide moquette lie-de-vin n’empêche pas les anciens linos et parquets des vastes couloirs de couiner. L’avenir est incertain, mais les plantes vertes ont tenu le coup, malgré le froid et le manque de lumière. Les femmes de chambre ont repris leur service, draps au carré sur des matelas, disons, costauds, en attendant de savoir – elles sont fonctionnaires – à quelle sauce elles seront mangées après la vente. Le matin, le personnel partage avec la clientèle la salle du petit déjeuner : tous égaux, un héritage de la doxa communiste.

 Bohdan Vasyliv, directeur de l’Hôtel Ukraine de Kiev, le 26 avril 2024.

Bohdan Vasyliv, directeur de l’Hôtel Ukraine de Kiev, le 26 avril 2024.

 

Dans la buanderie, les serviettes de toilette un brin élimées rappellent que l’Hôtel Ukraine est un « quatre-étoiles » : plus de spa ni de sauna depuis que les infrastructures énergétiques bordant Kiev ont été frappées par les Russes, mais le service de cordonnerie est en activité et, au septième étage, la couturière est au travail, toujours prête à repriser un pull ou à fixer un bouton. Quant aux cuisiniers, salariés d’Etat eux aussi, ils proposent à nouveau à la carte les classiques roboratifs de la cuisine ukrainienne « maison » : bortsch, salade de chou, varenykys (beignets), poulet à la Kiev (célèbre pour son beurre coulant), bœuf Strogonoff…

Ce n’est plus la foule d’hier, évidemment. Depuis la guerre, il n’est pas rare de dîner seul sous la lumière crépusculaire des lustres d’une salle à manger de 450 mètres carrés, avec l’inévitable filet de musique internationale qu’envoient les haut-parleurs. S’y glisse parfois un Joe Dassin ou Hotel California. « Avant 2022, cinquante mille personnes arrivaient à Kiev chaque jour, et beaucoup en avion, rappelle le directeur de l’hôtel. Il n’y en a plus que deux mille aujourd’hui. Nos chambres sont passées de 80 à 50 euros, et notre clientèle est désormais très majoritairement masculine. » Les employés ne sont plus qu’une grosse centaine. Entre les colonnades et les faux chesterfields en Skaï beige du vaste hall en marbre slalome la serpillière d’une femme de ménage fatiguée.

C’en est fini des banquets, des fêtes d’anniversaire ou des mariages à l’Hôtel Ukraine, « mais les conférences ont repris peu à peu, précise Oksana Tkach, conseillère de la direction, quoique avec des thématiques très différentes ». Il est désormais question de « lutte contre les écocides en temps de guerre », de « législation des parrainages d’orphelins », de progrès des « prothèses post-combats », de « reconstructions post-traumatiques ». Et, durant la pause-café, c’est du cousin, du fils ou du frère enrôlé sur le front dont on cause.

 

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Source : M Le Mag

 

 

 

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