France – De la Mauritanie à l’Assemblée nationale, la quête de justice du fils de Moussa Sylla

Récit - En 2022, ce Mauritanien trouvait la mort alors qu’il nettoyait les sous-sols du Palais-Bourbon. Un an plus tard, son fils quittait son village et arrivait clandestinement en France afin d’obtenir les indemnités d’assurance dues à sa famille. Si l’aspect financier est aujourd’hui débloqué, la lumière sur l’accident est, elle, loin d’être faite.

M Le Mag  – En cette matinée de fin février, Boulaye Sylla n’est que l’ombre de lui-même. Ses jambes filiformes parais­sent presque trop longues dans le canapé où il est assis, entouré de deux de ses grands-oncles. Dans le salon familial à Asnières-sur-Seine (Hauts-de-Seine), le Mauritanien de 25 ans balbutie quelques mots de français dans un murmure à peine audible. Son oncle Soumare Silly traduit les questions en soninké, langue parlée en Afrique de l’Ouest. Les yeux sombres de Boulaye Sylla prennent souvent un air absent, comme s’il était toujours hanté par la mort brutale de son père.

« Hier, un homme est mort des suites d’un accident du travail, avait déclaré le député La France insoumise (LFI) Alexis Corbière à l’Assemblée nationale le 13 juillet 2022. Je veux que cette mort terrible ne soit pas banalisée. » Cet homme s’appelait Moussa Sylla, il était agent de nettoyage. Il a perdu la vie la veille de la séance à l’Assemblée, après que sa tête a percuté violemment un mur, au sous-sol du Palais-Bourbon.

Arrivé en France en 2003, Moussa Sylla enchaîne les petits boulots et obtient ses papiers dix ans plus tard. Chaque mois, il envoie une grande partie de son salaire à sa mère, sa femme et ses deux fils, qui résident ensemble dans une maison en terre battue à Ould M’Bonny, un village agricole du sud de la Mauritanie. Il cumule deux emplois, le premier comme agent de nettoyage, employé par la société Europ Net, sous-traitante de l’Assemblée nationale, qui lui rapporte 900 euros mensuels. Le second pour la société de services Sodexo pour lequel il gagne 600 euros par mois. Le Mauritanien subit un rythme éreintant pour un salaire à peine plus élevé que le smic. « Il ne me l’a jamais dit clairement, mais je savais qu’il était fatigué », confie son fils.

Un mouvement de solidarité mené par Rachel Keke

 

Le 9 juillet 2022, Boulaye Sylla est informé par téléphone que son père vient d’avoir un grave accident. Le jeune homme, qui a quitté les bancs du collège en 3e, travaille alors dans une épicerie de son village. Il se souvient ­parfaitement de cet appel, c’était l’Aïd-el-Fitr, la fête musulmane marquant la rupture du jeûne du mois de ramadan. Trois jours plus tard, son père meurt à l’hôpital des suites de ses blessures. « Sa mort a été un grand choc », balbutie-t-il aujourd’hui.

A l’Assemblée nationale, un mouvement de solidarité se met rapidement en place. Une semaine après l’annonce de la mort de Moussa Sylla, un hommage est organisé, place du Président-Edouard-Herriot, à deux pas du Palais-Bourbon. Main dans la main avec les syndicats de nettoyage et le personnel de l’Assemblée, les députés de la Nupes font du bruit autour du drame, avec en tête Rachel Keke. L’élue LFI du Val-de-Marne, originaire de Côte-d’Ivoire, a bien connu la sous-traitance et ses galères : elle a mené une longue lutte pour les droits des femmes de chambre de l’hôtel Ibis-Batignolles, à Paris, avant de siéger au Palais-Bourbon en juin 2022.

Manon Amirshahi, cosecrétaire générale de la CGT des collaborateurs parlementaires, qui a participé à toutes les actions syndicales pour obtenir « justice pour Moussa Sylla », se souvient : « Ce rassemblement a ­suscité une vive émotion. C’était important de parler de lui, de dire son nom, de lui rendre hommage dignement et de faire front, car nous partageons le même espace de travail. » Quelques heures avant la manifestation, les proches de l’agent de nettoyage mauritanien sont reçus par Yaël Braun-Pivet, la présidente de l’Assemblée nationale. Elle leur assure que toute la lumière sera faite sur l’accident.

Un an de silence

 

Mais, pendant un an, la famille Sylla n’a plus aucune nouvelle, ni de la procédure judiciaire ni des indemnisations qu’elle est censée ­percevoir. Elle n’a touché que les 3 000 euros de la cagnotte qui avait été créée à l’occasion. Mais rien des 10 000 euros (indemnités au titre du capital décès versées aux héritiers du défunt et au titre de l’organisme de ­prévoyance de la banque de l’agent de ­nettoyage) qu’elle est en droit d’espérer. Elle comprend juste que la somme est bloquée dans une banque mauritanienne. Un enchevêtrement de procédures judiciaires relevant du droit français et du droit mauritanien et de tractations entre les membres de la famille de Moussa Sylla, dont la plupart habitent en France, empêcherait le déblocage des fonds.

Face aux questions restées sans réponses concernant la mort de son père, déboussolé par l’accumulation de procédures dilatoires et opaques sur le versement des droits revenant à sa famille, Boulaye Sylla décide de quitter son village pour rejoindre la France. En décembre 2023, aussitôt réunis les 1 000 euros nécessaires pour payer un ­passeur, il traverse en pirogue les quelque 1 000 kilomètres qui séparent la Mauritanie de l’archipel des Canaries, en Espagne. « Je n’ai pas eu peur, parce que ma famille a plus de valeur que ma vie », confie-t-il. Parvenu à Madrid, il est recueilli par des membres de la Croix-Rouge qui lui offrent un billet de bus pour rejoindre Paris.

Boulaye Sylla à Ivry-sur-Seine, le 5 avril.

 

A son arrivée en France, le 27 décembre 2023, Boulaye Sylla, qui n’a ni papiers en règle ni emploi, dort sur les canapés de ses oncles et cousins installés en France, et parfois dans la rue. Il ne comprend pas grand-chose à une situation qui semble figée. Il demande à rencontrer la CGT nettoyage qui avait mené le combat pour son père, afin de savoir comment toucher les 10 000 euros d’indemnité. Le syndicat accepte de l’aider, sans plus de précisions. Quant à la procédure pénale, elle traîne en longueur. « Pour l’instant, le parquet n’a pas décidé d’engager de poursuite contre l’employeur Europ Net », détaille Me Cédric de Romanet de Beaune, avocat de la famille.

« Je suis persuadé que mon père est fier de moi »

 

Selon les proches du dossier, alors qu’il ­travaillait seul au cinquième sous-sol du Palais-Bourbon, Moussa Sylla aurait été éjecté de sa machine autolaveuse et sa tête aurait violemment percuté un mur. Contacté, le cabinet de Yaël Braun-Pivet explique qu’aucune enquête interne n’a été menée au sein de l’Assemblée nationale, qui n’était pas l’employeur de Moussa Sylla, mais déclare que « différentes modifications ont été apportées à la suite des premières constatations concernant notamment le plan de prévention du marché de nettoyage ». Elles concernent « l’usage du casque sur les autolaveuses » et « les consignes de sécurité pour éviter le travail isolé ». Europ Net n’a pas souhaité répondre à nos questions.

Quelques heures seulement après notre première rencontre avec Boulaye Sylla, ce dernier obtient enfin son rendez-vous avec Danielle Cheuton, responsable CGT du secteur nettoyage. Depuis, tout s’est débloqué. En mars, le jeune homme a pu ouvrir un compte grâce à sa domiciliation dans les locaux d’une association, pour percevoir les indemnités de l’assurance de son père. Il a aussi pu rencontrer l’avocat engagé par le syndicat pour défendre les intérêts de la famille. Installé dans l’appartement de ses cousins à Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne), Boulaye Sylla espère aujourd’hui trouver un travail dans la restauration. « Si mon père est mort, c’est la volonté de Dieu et c’est aussi Sa volonté que je sois là aujourd’hui. Je suis persuadé qu’il est fier de moi. » Le jeune homme regarde souvent les photos de son père enregistrées dans son téléphone.

 

Source :  M Le Mag (Le Monde)

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