Le Monde – « C’est une leçon d’humilité, mais aussi un peu inquiétant de reconnaître qu’aucune année n’a autant déjoué les prévisions des climatologues que 2023. » Venant de Gavin Schmidt, l’aveu pèse lourd. Le directeur de l’Institut Goddard de la NASA pour les études spatiales, l’un des principaux laboratoires d’étude sur le réchauffement climatique, s’épanche de manière inhabituelle dans un commentaire publié dans la revue Nature, le 19 mars. Lui qui est plus habitué aux démonstrations logiques et aux explications implacables multiplie cette fois les interrogations sur cette année « mystère », qui s’est avérée la plus chaude jamais enregistrée.
Comment les températures de surface, qui se sont établies à 1,45 °C au-dessus de celles de l’ère préindustrielle, ont-elles pu pulvériser les précédents records de 0,2 °C, et même d’un demi-degré à partir de septembre 2023, une énorme marge à l’échelle planétaire ? Elles sont « sorties de nulle part », révélant un « manque de connaissances sans précédent depuis peut-être une quarantaine d’années, quand les satellites ont offert une vue en temps réel du système climatique terrestre », écrit le climatologue.
Si l’anomalie ne se stabilise pas d’ici au mois d’août, le monde se retrouvera en « territoire inconnu ». « Cela pourrait signifier que le réchauffement de la planète modifie déjà fondamentalement le fonctionnement du système climatique, et ce, bien plus tôt que les scientifiques ne l’avaient prévu », esquisse déjà Gavin Schmidt.
Un climat hors de contrôle ? Un emballement ? Ces formules angoissantes, Gavin Schmidt ne se risque pas à les utiliser. Mais son commentaire relance la question d’une accélération de la crise climatique au-delà de ce que prévoient les modèles. Un débat qui divise fortement au sein de la communauté scientifique.
El Niño, le suspect habituel
« L’année 2023 nous a beaucoup surpris et inquiétés », reconnaît aussi Zeke Hausfather, climatologue à l’institut Berkeley Earth. Pas un jour ne s’est écoulé en 2023 sans qu’un record soit battu, qu’il s’agisse des températures de l’air inédites depuis sans doute 100 000 ans, de la hausse du niveau de la mer quatre fois plus importante qu’en 2022, du recul accéléré des glaciers ou, surtout, de la chaleur exceptionnelle dans les océans, dépassant les précédents taux dans des marges que l’on croyait impossibles.
Une poussée de fièvre que les scientifiques ne parviennent pas à expliquer totalement. Il y a, bien sûr, la tendance de fond du changement climatique d’origine humaine, qui a déjà augmenté la température terrestre de 1,26 °C depuis l’ère préindustrielle. Entre 2022 et 2023, les concentrations de gaz à effet de serre ont continué de progresser dans l’atmosphère, tirées par la combustion d’énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz) et par la déforestation. Mais cette énergie supplémentaire ne peut expliquer un réchauffement supplémentaire que de 0,02 °C environ, indique Gavin Schmidt.
Le phénomène El Niño, le suspect habituel derrière les records de température, ne permet pas d’élucider le mystère. Cette perturbation naturelle, qui a tendance à augmenter les températures mondiales, n’a débuté qu’en juin 2023 et a connu son acmé en décembre. Il n’a logiquement pas pu entraîner les températures totalement inédites de l’Atlantique Nord qui ont donné des sueurs froides aux scientifiques à partir d’avril. Ni ne peut être tenu pour responsable du minimum atteint par la banquise antarctique en février.
En outre, son impact sur la température mondiale au deuxième semestre pourrait avoir été « globalement compensé par l’impact persistant de La Niña, qui refroidit les températures, au cours du premier semestre, explique Zeke Hausfather. Si cet El Niño se comporte comme les précédents, ce sont plutôt les températures de 2024 qu’il affectera. » Il n’est toutefois pas à exclure que ce phénomène, qui devrait s’achever entre avril et juin, ait fonctionné différemment et que la chaleur se soit manifestée plus tôt que prévu.
« 0,2 °C que nous ne comprenons pas »
D’autres coupables potentiels ont été pointés : la réduction des émissions de dioxyde de soufre dans le transport maritime depuis 2020, des aérosols qui réfléchissent une partie des rayons du Soleil et, donc, refroidissent la Terre ; l’éruption volcanique du Hunga Tonga, dans l’océan Pacifique, en 2022, qui a eu un effet réchauffant (en raison de la projection de vapeur d’eau, un gaz à effet de serre), mais aussi refroidissant (en raison des aérosols) ; ou encore l’augmentation de l’activité solaire à l’approche d’un maximum solaire. Mais, selon les calculs de Gavin Schmidt, ces facteurs n’expliquent « tout au plus que quelques centièmes de degré de réchauffement ». « Il manque toujours 0,2 °C que nous ne comprenons pas. »
Source : Le Monde
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