
– Ce lundi 26 février au soir, il pleut sur Paris. La cour de l’Elysée est plongée dans la pénombre quand Olaf Scholz prend discrètement congé d’Emmanuel Macron. Contrairement à d’autres dirigeants venus participer à la conférence internationale de soutien à l’Ukraine, organisée par le président français deux ans après le début de l’invasion du pays par la Russie, le chancelier allemand s’éclipse sans une déclaration à la presse.
Un peu plus tôt, dans le huis clos de la salle des fêtes de l’Elysée, il a fait front commun avec l’Espagnol Pedro Sanchez, le Grec Kyriakos Mitsotakis et le Slovaque Robert Fico pour étouffer dans l’œuf le débat lancé par Emmanuel Macron sur l’envoi de soldats occidentaux en Ukraine.
« Il n’y a pas de consensus aujourd’hui pour envoyer de manière officielle, assumée et endossée des troupes au sol. Mais en dynamique, rien ne doit être exclu », affirme le président français, à l’issue de la conférence. Avant d’ajouter : « Beaucoup de gens qui disent “jamais, jamais” aujourd’hui étaient les mêmes qui disaient “jamais, jamais des tanks, jamais, jamais des avions, jamais, jamais des missiles de longue portée”. (…) Je vous rappelle qu’il y a deux ans, beaucoup, autour de cette table, disaient que nous allions proposer des sacs de couchage et des casques. » Une allusion transparente à l’Allemagne qui, en janvier 2022, s’était ridiculisée aux yeux de ses alliés en claironnant au sujet de l’expédition de 5 000 casques à l’Ukraine.
C’est surtout une pique sévère adressée à Olaf Scholz, qui a regimbé chaque fois qu’il a été question de franchir un nouveau palier qualitatif en matière de soutien militaire à Kiev. La réponse du leader social-démocrate n’a pas tardé. « Ce qui a été décidé entre nous dès le début continue d’être valide pour l’avenir : il n’y aura aucune troupe au sol, aucun soldat envoyé, ni par les Etats européens ni par les Etats de l’OTAN », réplique-t-il, dès le lendemain matin, en marge d’un déplacement à Fribourg-en-Brisgau, dans le sud de l’Allemagne.
L’épisode donne une idée de l’incompréhension qui gangrène la coopération entre la France et l’Allemagne face au conflit en Ukraine, bien au-delà des évidentes différences de style qui opposent les dirigeants des deux pays. Entre Emmanuel Macron, volontiers grandiloquent et disruptif, et Olaf Scholz, résolument taiseux et prudent, le fossé n’a cessé de se creuser au fil des mois, chacun donnant le sentiment de jouer sa propre partition, plutôt que de chercher à se coordonner, sans hésiter désormais à critiquer l’autre publiquement.

La façon dont l’Elysée a lancé le débat sur la présence militaire occidentale en Ukraine laissera des traces. Olaf Scholz a été très désagréablement surpris qu’Emmanuel Macron fasse publiquement état des discussions menées à huis clos, et passablement agacé par le compte rendu qu’en a fait le président français. « [Emmanuel Macron] a dit qu’il n’y avait pas consensus sur le sujet, mais ce n’est pas exact : la vérité est que la France était isolée, car la plupart des intervenants ont exprimé leur refus clair et net », assure-t-on côté allemand. A l’Elysée, on affirme au contraire que les participants étaient venus en connaissance de cause et que nombre d’entre eux ne se sont exprimés ni pour ni contre cette perspective.
Pour recoller les morceaux, la cheffe de la diplomatie allemande, Annalena Baerbock, a été invitée, mardi 5 mars, à Paris, par son homologue français, Stéphane Séjourné. Les deux ministres se sont entretenus pendant une heure, sans toutefois prendre le risque de tenir une conférence de presse commune après leur échange.
Mais l’opération rabibochage a tourné court le jour même quand Emmanuel Macron, de Prague, a exhorté ses alliés à « être à la hauteur de l’histoire et du courage qu’elle implique », estimant que l’Europe entre dans un moment « où il convient de ne pas être lâches ». Cette fois, c’est le ministre de la défense allemand, Boris Pistorius, qui a réagi : « Nous n’avons pas besoin (…) de discussions sur le fait d’avoir plus ou moins de courage. Cela n’aide pas à résoudre les problèmes de l’Ukraine. » Jeudi 7 mars, ces deux poids lourds de la coalition allemande se sont fait remplacer à la réunion de suivi de la conférence de Paris, organisée en visio par leurs homologues français.
La souveraineté stratégique de l’Europe
Comment expliquer de telles passes d’armes ? Pourquoi de telles discordances, alors que les deux pays ont longtemps eu, pour l’essentiel, une politique analogue vis-à-vis de la Russie et de l’Ukraine, ménageant la première au risque de minimiser la menace qu’elle représentait pour la seconde ? Ensemble, ils avaient joué les médiateurs dans le conflit opposant Moscou et Kiev dans le Donbass à partir de 2014, et ils ont poursuivi le dialogue avec Vladimir Poutine dans les premiers mois suivant l’invasion du 24 février 2022.
En réalité, cette relative unité a été mise à rude épreuve dès les premiers jours de la guerre. « Dans la semaine qui a suivi le 24 février, Scholz et Macron ont tous deux affirmé que cette guerre marquait un “changement d’époque”, mais ils en ont tiré des conclusions totalement opposées, explique Claudia Major, spécialiste des questions de défense à l’Institut allemand des affaires internationale et de sécurité de Berlin. Pour Scholz, cette guerre a confirmé que l’Allemagne, en matière de défense, ne peut pas se passer des Etats-Unis. Pour Macron, au contraire, elle a rendu encore plus urgent le renforcement de la souveraineté stratégique de l’Europe. En cela, la guerre a eu tendance à conforter l’Allemagne et la France dans les positions qui étaient déjà traditionnellement les leurs. »
Côté allemand, la primauté accordée à la relation transatlantique s’est traduite à plusieurs niveaux. D’abord par le souci constant de prendre toute décision importante en coordination avec les Etats-Unis : ce fut le cas, en janvier 2023, quand Olaf Scholz a attendu que Joe Biden décide de fournir des chars Abrams à l’Ukraine pour se résoudre à envoyer des chars Leopard 2. Sur le plan diplomatique, les atermoiements du chancelier à propos des chars ont pourtant été coûteux pour l’Allemagne, suscitant de vives tensions avec Kiev, ainsi qu’avec plusieurs pays européens, dont la Pologne, qui avaient besoin du feu vert de Berlin pour envoyer en Ukraine leurs propres chars Leopard 2 – ceux-ci étant de fabrication allemande.
Trois mois plus tôt, une autre initiative d’Olaf Scholz, témoignant du même tropisme transatlantique, avait ulcéré Emmanuel Macron : l’annonce de la mise en place, au sein de l’OTAN, d’un bouclier antimissile (European Sky Shield Initiative), réunissant dix-sept pays européens, dont quinze membres de l’Alliance, soucieux de muscler leur protection aérienne en acquérant du matériel américain et israélien. La France – ainsi que la Pologne – a refusé de se joindre au projet. Pour Paris, un tel instrument risque en effet d’inciter les Russes à relancer une forme de course aux armements, y compris stratégique. Vue de l’Elysée, la priorité est aussi de développer des équipements européens, plutôt que de se fournir auprès d’alliés non continentaux.
A l’inverse, Berlin met en avant l’urgence de la situation pour justifier les achats sur étagère de matériels existants, à l’instar des trente-cinq avions de chasse F-35, de fabrication américaine, dont l’Allemagne a annoncé l’acquisition en mars 2022. Quelques jours après la déclaration d’Olaf Scholz sur la création d’un « fonds spécial » de 100 milliards d’euros pour moderniser la Bundeswehr en réaction à l’invasion de l’Ukraine, cette commande de matériel américain d’un montant de plus de 10 milliards d’euros avait été interprétée, à Paris, comme un signe du peu d’appétence de l’Allemagne pour construire une Europe de la défense.
– (Le 09 mars 2024)
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