
Maude Caron s’ennuie. Elle est rentrée du collège, il fait nuit et elle traîne le mal-être de ses 13 ans dans la maison de sa mère et de son beau-père, près de Nancy. Lorsqu’elle croise un miroir, il lui renvoie les questions qui emplissent son adolescence. A qui appartiennent ces pommettes hautes, ces cheveux noirs ? D’où viennent ces yeux sombres et ces traits anguleux ? Ce corps athlétique, à la fois robuste et fin ? Maude ressemble à sa mère, oui, mais elle n’a aucun trait de son père.
Cela fait deux ans déjà que la jeune fille a des doutes. Elle a échafaudé une théorie. Sa mère a trompé son père. C’est une femme tellement puissante, « une lionne », alors que son père lui semble parfois si faible. Depuis ses 2 ans et le divorce de ses parents, Maude est ballottée entre deux vies. Celle de son père, du monde à la maison, des fêtes où elle est l’unique enfant. Celle de sa mère, vie de famille rangée, France Inter, Télérama, où elle est la fillette sage. Elle a un frère aîné et deux petites sœurs du côté de sa mère. Mais de l’union courte et tumultueuse de ses deux parents, entre 1978 et 1984, à Nancy, elle est la seule enfant.
Ce soir de 1995, Maude flâne sur la mezzanine, dans le bureau-bibliothèque. Des livres, il y en a des rayonnages entiers, mais aucun ne lui fait envie. Elle tombe sur un gros dossier d’archives qui lui est familier, de ces objets de la maison qui font partie du décor. Une étiquette : « Divorce Pierre » (le prénom a été changé). D’où surgissent les bouleversements ? « Tiens, allez, je vais lire ça », se dit-elle ce soir-là, comme par dépit.
La découverte d’une fratrie géante
Le divorce a été long et houleux. Ses parents sont en mauvais termes, ils se sont affrontés plusieurs années. Cela, elle le sait déjà, puisque, un jour, il a fallu faire intervenir les gendarmes : son père était venu la chercher pour les vacances, mais sa mère n’était pas d’accord avec lui sur les dates. Elle parcourt les pages de lettres d’avocats, de témoignages de proches, puis tombe sur un document. « Née par don anonyme de sperme. »
Maude range le dossier à sa place. Elle va dans sa chambre et pleure toute la nuit. Au matin, sa mère remarque qu’elle ne va pas bien, elle interroge sa fille et lui répond. Oui, elle est née d’un don, parce que son père ne pouvait pas avoir d’enfants. Ils sont allés voir le gynécologue, qui les a orientés vers le centre d’étude et de conservation des œufs et du sperme humain (Cecos) de Nancy. « Ça a marché du premier coup », dit sa mère.
Elle n’en a jamais parlé à personne. C’est son médecin qui lui a recommandé de ne rien dire. Pour ne pas déstabiliser la famille, pour ne pas perturber l’enfant et peut-être pour ne pas déshonorer ce père qui a « failli » – nous sommes en 1981 et le tabou de l’infertilité masculine est immense. Le jour même, la mère de Maude décroche son téléphone. « Pierre, il faut qu’on parle, ta fille est au courant. » Une dispute orageuse éclate entre les ex-époux. Maude reste prostrée. Ce jour de 1995, un gouffre s’ouvre sous ses pieds. Mais, pour ses parents, le chapitre est clos, ils n’en parleront plus.

Des photos d’enfance des demi-frères et sœurs Ophélie, Elise, Aurélie, Benjamin, Maude, Antoine, Rémi, Amélie et Claire.
C’est le début d’une adolescence difficile. Elle devra grandir avec ce silence et la certitude d’être seule avec ce « non-sujet ». Pourtant, seule, Maude Caron ne l’est pas. Ils sont au total vingt-sept, partout dans le pays. Vingt-sept à partager le même donneur inconnu. Vingt-sept demi-frères et demi-sœurs, à s’interroger comme elle sur leurs origines. Une fratrie géante, dans une situation inédite en France. Mais cela, elle ne le découvrira que bien plus tard.
2003. Dans sa maison de Fontenay-sous-Bois, dans le Val-de-Marne, le petit Vincent Belmon, 10 ans, se lève et se prépare pour l’école. Il se regarde dans une glace. Inquiétante étrangeté. Il voudrait passer au travers, pour enfin avoir la réponse à cette question qui l’obsède, depuis que sa mère lui a expliqué, petit, qu’il était né par don de sperme, que son père n’était pas son père biologique : « L’autre moitié, c’est qui ? » Lorsqu’il sort de chez lui, il regarde tous les hommes en âge d’être son père. Lui ? Lui ? Ou bien lui, peut-être ? Une mâchoire carrée, des cheveux châtains, un corps athlétique… Vincent Belmon se cherche un père, tandis que le sien, celui qui l’a élevé, est parti et ne reviendra plus.
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