Exit Pouchkine, Dostoïevski, Tolstoï… Grand ménage dans les bibliothèques d’Ukraine

Le Monde ReportageDepuis l’invasion, les auteurs russes ont disparu des rayonnages de la plupart des bibliothèques ukrainiennes. Une mise à l’écart que les employés, amoureux de la littérature, ne font pas tous de gaieté de cœur mais par patriotisme. En parallèle, ces établissements se mobilisent pour répondre à une soif croissante d’ouvrages ukrainiens.

Depuis quelques mois, Olga Matiou­khina vit la même scène lorsqu’elle arpente les rayonnages de la bibliothèque municipale dont elle est directrice, à Dnipro, 1 million d’habitants, au sud-est de l’Ukraine. Elle saisit un livre. Le feuillette. D’un coup, l’émotion la submerge. La directrice se revoit lorsqu’elle l’a lu pour la première fois : c’était pendant la période soviétique, les jeunes gens faisaient leur éducation sentimentale en dévorant les scènes de bal dans Guerre et Paix, de Léon Tolstoï. Mais, déjà, des questions l’assaillent, dispersant brutalement les souvenirs. Ce texte glorifie-t-il l’Empire russe ? Ou alors son armée ? Elle réfléchit.

Comme toutes les bibliothèques du pays, la sienne a reçu des recommandations officielles pour retirer des étagères les auteurs soutenant l’invasion ou la suprématie russe, au nom de la loi martiale. « Pour toute personne cultivée, c’est compliqué d’enlever un livre d’une bibliothèque », avance la sexagénaire, dont nul ne pourrait mettre en doute l’engagement pour son pays. Mais elle a l’impression que le monde entier l’observe. Aucune autre guerre n’avait transformé la littérature et la poésie en un tel champ de mines.

La situation est d’autant plus délicate que les autorités ont donné peu de consignes précises. En mai 2022, quelques mois après le début de l’invasion, la présidente de l’Institut ukrainien du livre, Oleksandra Koval, avait évoqué le retrait « d’ouvrages de propagande » ou « anti-ukrainiens », dans une interview à l’agence de presse Interfax-Ukraine.

 

Olga Matioukhina, directrice d’une des bibliothèques municipales de Dnipro (Ukraine), le 29 décembre 2023. </p> <p>

Olga Matioukhina, directrice d’une des bibliothèques municipales de Dnipro (Ukraine), le 29 décembre 2023.

 

Abordant ensuite la question des auteurs russes classiques, elle avait poursuivi : « Il s’agit en fait d’une littérature très nuisible, elle peut vraiment influencer les opinions des gens. Selon moi, ces livres devraient aussi être retirés des bibliothèques publiques et scolaires. Ils pourraient sans doute rester dans les bibliothèques universitaires et scientifiques, pour permettre aux spécialistes d’étudier les racines du mal et du totalitarisme (…), la manière dont ils ont indirectement conduit à une position aussi agressive et à des tentatives de déshumanisation des autres peuples, en particulier des Ukrainiens. »

« Notre identité est au cœur de cette guerre »

Des villes aux campagnes, les employés se sont mis à la tâche dans onze mille bibliothèques publiques, sur quinze mille au total, autrement dit celles qui ne sont ni occupées ni détruites par Moscou. Mais comment procéder ? « Tout d’un coup, on s’est retrouvés en première ligne, pris entre l’art, la guerre et ce que chacun d’entre nous vit aujourd’hui dans son intimité », explique une jeune bibliothécaire de Kiev (comme la ­plupart des témoins, elle a souhaité rester ­anonyme). Elle n’en dort plus. Doit-on enlever des livres ? Lesquels ? Et qu’en faire ?

A Nikopol, à 150 kilomètres au sud de Dnipro, au bord du fleuve Dniepr, ça bombarde tous les jours, mais la bibliothèque centrale ouvre avec une intraitable ponctualité. Ici comme ailleurs, les habitants défient les sirènes pour s’y rendre. Elle reste un des derniers lieux publics où se rencontrer. Ces jours-ci, on parle d’eau potable et d’électricité, plutôt rares depuis la destruction par Moscou, l’été dernier, du barrage de la centrale hydroélectrique de Kakhovka, qui a provoqué une gigantesque catastrophe humaine et écologique.

Sur les étagères, Tamara, une employée, a commencé par retirer l’écrivain russe Edouard Limonov, dissident politique rallié au Kremlin en 2014, lors de la guerre du Donbass, ou le Brésilien Paulo Coelho, reçu plusieurs fois par Vladimir Poutine et qui accuse l’Ukraine de « russophobie » depuis l’invasion. Les salles sont joliment aménagées, mais qu’on ne s’y trompe pas : derrière les fleurs, les couleurs joyeuses ou les espaces ludiques, la longue et tragique histoire de l’Ukraine n’est jamais bien loin, trois cent cinquante ans d’une russification sanglante.

La famille de Tamara habite sur l’autre rive, juste en face, une zone sous contrôle ennemi depuis deux ans. « Ils vivent dans la peur », raconte-t-elle. Les professeurs qui continuent à enseigner en ­ukrainien sont torturés, s’exprimer dans cette langue est interdit. Les drapeaux nationaux ou les habits traditionnels sont enterrés dans les ­jardins, clandestinement : les occupants arrêtent tous ceux qui en détiennent. « Notre identité est au cœur de cette guerre. Depuis des siècles, Moscou veut nous détruire en tant que peuple », continue la jeune femme.

Une culture sous surveillance de Moscou

 

Métropole industrielle au cœur de l’Ukraine, Kryvy Rih s’enorgueillit de ses vingt bibliothèques pour la jeunesse aménagées selon les plus récentes recommandations internationales. Autant le dire tout de suite : Olena Roudova, qui gère l’ensemble, était au départ réticente en entendant le mot « retrait », surtout pour les grands classiques.

Elle-même a commencé sa carrière comme enseignante de littérature russe. Alexandre Pouchkine figure d’ailleurs toujours au programme scolaire, traduit en ukrainien. « Je me disais : “Ces auteurs sont reconnus dans le monde entier et nous, on les exclut. Est-ce que c’est juste ?”, explique-t-elle. Puis la directrice a songé à son mari, combattant volontaire sur le front dès le début de l’invasion. Aujourd’hui, quelque chose a profondément changé en nous. »

Les employés les plus anciens n’ont qu’à fermer les yeux pour se souvenir des établissements avant l’effondrement de l’Union soviétique (URSS) et l’indépendance de l’Ukraine, en 1991. Les lieux se voulaient sévères, quelques tables où des écoliers se penchaient sur les sources pédagogiques autorisées : la Grande Encyclopédie soviétique et La Vie des cent hommes illustres.

Comme tout empire, l’ex-régime communiste n’exerçait pas seulement un contrôle physique. La surveillance portait aussi sur la culture, les bibliothèques quadrillaient le territoire, impitoyables sentinelles du savoir. Leur rôle était d’autant plus crucial que posséder des livres à soi relevait, en Ukraine, d’un privilège réservé à certaines professions. Parfois, il fallait fournir une certaine quantité de papier à recycler pour obtenir un titre en échange : Constantin Sigov, philosophe et professeur à l’université de Kiev, garde toujours au coin d’un rayonnage ce vieil exemplaire de David Copperfield, de Charles Dickens, qui lui avait « coûté » 25 kilos de papier.

Traduire en ukrainien, un acte de dissidence

De la Sibérie aux Carpates, chaque bibliothèque recevait à l’époque exactement les mêmes volumes : des commandes centralisées, choisies et envoyées par Moscou. Le département littérature était monopolisé par Dostoïevski, Tolstoï ou Pouchkine, chaque œuvre s’alignant en dizaines d’exemplaires. L’art, c’étaient eux et nul autre, avait décrété l’Empire : le saint des saints, les seuls écrivains au monde capables d’élever l’âme humaine avec une plume.

Quelques volumes étrangers, jugés « idéologiquement corrects », étaient proposés avec parcimonie. On se les disputait. Il fallait attendre des mois pour réussir à emprunter Autant en emporte le vent, Les Trois Mousquetaires ou des Sherlock Holmes, en traduction russe, bien sûr, aucune autre langue n’étant « assez puissante », selon Moscou, pour exprimer les subtilités de la pensée.

« Se procurer les grands textes mondiaux en langue originale était périlleux. Les traduire en ukrainien, c’était déjà faire acte de dissidence », explique Constantin Sigov, évoquant par exemple Anatole Perepadia, traducteur génial et obstiné de Marcel Proust et de Blaise Pascal, exclu de l’Union des écrivains de l’Ukraine soviétique. Au temps de l’URSS, combien y avait-il d’ouvrages en ukrainien dans les bibliothèques ? Dix pour cent, peut-être.

Après l’indépendance, cet héritage communiste va pourtant demeurer l’horizon indépassable de la vie littéraire du pays pendant vingt-cinq ans encore. « Si un auteur ukrainien était publié en Russie, cela restait un signe de qualité – un sceau d’approbation de la part du “gardien de la littérature russe”, tel que la Russie se considérait elle-même. (…) En fait, à cette époque, jusqu’à 80 % des livres disponibles en librairie étaient écrits en russe. L’avenir de la littérature ukrainienne était décidément incertain », écrit, après l’invasion russe de février 2022, le célèbre écrivain ukrainien Andreï Kourkov, dans une tribune publiée sur le site de Pen Ukraine (la branche ukrainienne de Pen international, organisation qui promeut la littérature et la liberté d’expression).

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Source : Le Monde

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