
Slate – Quand Seynabou Bâ arrive à l’école, elle est toujours en avance. La jeune Sénégalaise de 14 ans traverse la cour de l’établissement, les pieds dans le sable, en suivant l’ombre des arbres. Direction une petite pièce au centre de l’école: l’atelier de confection de serviettes hygiéniques. Il y a encore quelques années, rentrer dans une pareille pièce à la vue de tous aurait été impensable pour Seynabou Bâ.
La question des menstruations était taboue dans le collège Habib-Sy de la commune de Tiavouane au Sénégal –comme dans une majeure partie de l’Afrique– et avoir ses règles signifiait manquer l’école. «J’avais presque trois jours d’absence [par mois] à cause des règles, se souvient la jeune Sénégalaise. Je me disais que si j’allais à l’école et que mes camarades se mettaient à rire, à se moquer de moi, je serais humiliée.»
Le cas de Seynabou Bâ était alors loin d’être isolé: dans la région de Thiès, où se trouve Tiavouane, une étude datant de 2017 révèle que plus de 45% des filles s’absentaient de l’école durant leurs menstruations. C’est bien plus que la moyenne déjà très élevée de l’Afrique subsaharienne, où plus d’une fille sur dix ne va pas à l’école pendant cette période, manquant ainsi près de 20% de l’année scolaire totale.
Une situation alarmante qu’un programme coconstruit par le ministère de l’Éducation nationale du Sénégal, celui de la Santé, ainsi que l’organisation ChildFund et son partenaire local (Fédération Kajoor Jankeen) est venu inverser. Grâce à la sensibilisation, à la construction de toilettes adaptés aux filles et à la mise en place d’un atelier de confection de serviettes hygiéniques, plusieurs écoles du pays –dont celle de Seynabou Bâ– ont pu lutter efficacement contre les tabous et la précarité menstruelle. Au point d’inciter des milliers de jeunes filles à rester sur les bancs de l’école.
Des écolières se rendent au collège Habib-Sy de la commune de Tiavouane, au Sénégal. | Robin Tutenges
Briser le silence
Lancé en 2020, le programme –qui a dans un premier temps été implanté dans douze écoles de Thiès, dont celle de Seynabou Bâ– s’attaque au problème à travers plusieurs axes d’action. À commencer par la capacitation et la sensibilisation. «La capacitation consiste à donner les compétences à une équipe mise en place [dans les écoles d’intervention] que l’on appelle “équipe GHM” [gestion d’hygiène menstruelle]», expose Moussa Diallo, spécialiste éducation à ChildFund au bureau du Sénégal. «L’équipe est constituée d’élèves, d’enseignants, de responsables de l’administration de l’école, mais également de membres de la communauté tels que le responsable de la structure sanitaire, les relais qui sont des acteurs communautaires, ou encore les leaders d’opinion tels que les imams.»
Dans le collège Habib-Sy de Tiavouane, cela concerne quinze personnes, formées sur la question. Une fois l’équipe constituée, la sensibilisation massive sur le sujet dans l’établissement scolaire est lancée, notamment lors de rassemblements, des cours de sciences, mais aussi par le biais de discussions entre écolières.
Si briser le silence sur les règles est l’une des priorités pour le programme, c’est avant tout parce qu’il existe un lien clair entre le tabou autour des menstruations et l’absentéisme scolaire. «Ce tabou fait que, bien souvent, on n’en parle pas et les filles ne vont pas avoir d’informations adaptées», explique Diane Richard, porte-parole de Plan international, une ONG mondialement reconnue pour son soutien à l’éducation dans le monde, notamment des filles. «Elles ne vont même pas entendre parler des règles avant de les avoir. Ce manque d’informations fait qu’elles ne savent pas comment les gérer.»
Cette méconnaissance pousse les filles à rester chez elles lors de leurs règles pour éviter de tacher leurs habits à l’école, synonyme d’une humiliation publique. «Les mythes, la stigmatisation, ces normes de genre néfastes qui entourent les menstruations peuvent conduire aussi bien à des moqueries, des humiliations, qu’à l’exclusion des activités quotidiennes avec des conséquences négatives sur la vie des filles, sur leur éducation, leur santé, leur bien-être, leur confiance en soi et leur dignité.» En bout de course, leurs études sont directement impactées, jusqu’à la menace d’un abandon scolaire.
«Plus on rate de temps scolaire, plus la motivation va diminuer, plus [la jeune fille] va avoir de difficultés à suivre, ajoute Diane Richard. Donc au niveau individuel, mais surtout au niveau collectif, on va estimer que si elle prend du retard ou si elle n’a pas la capacité de suivre l’éducation sur le long terme, eh bien peut-être que finalement ce n’est pas la peine non plus d’investir dans son éducation.» Une situation qui vient renforcer les inégalités déjà existantes entre les filles et les garçons pour l’accès à l’éducation.
Des écolières étudient dans la cours de l’école Habib-Sy de la commune de Tiavouane, au Sénégal. | Robin Tutenges
Parler des règles dans une société qui refuse de regarder le sujet en face n’est pas une chose aisée. C’est pourquoi le programme de ChildFund s’appuie sur les écolières elles-mêmes pour faire passer le message, notamment les filles faisant partie de l’équipe GHM. «L’expérience a montré que l’intégration par les pairs est très importante et a plus d’impact, observe Diane Richard. C’est pourquoi, pour nous, nous préférons souvent que les filles elles-mêmes puissent parler à leurs camarades.» Les garçons, ainsi que toute la communauté, sont aussi intégrés dans ce processus de libération de la parole, pour changer définitivement les comportements.
La sensibilisation peut pourtant rapidement se heurter à un autre problème: le manque d’infrastructures et d’accès aux produits d’hygiène menstruelle. «La précarité menstruelle est un gros frein à l’éducation, notamment dans l’accès à des latrines privées et propres qui leur permettent de se changer au moment de la puberté», souligne Diane Richard. Entre l’absence d’hygiène et le risque de violences sexuelles, les toilettes sont souvent délaissées par les jeunes filles, ajoutant un énième frein à leur présence à l’école, notamment pendant leurs menstruations.
«Quand je suis arrivée à l’école, j’ai vu que les élèves n’en parlaient pas [des menstruations]. Donc j’ai décidé de faire comme eux.»
Cette situation va parfois de pair avec le manque d’accès aux serviettes hygiéniques: «Les filles vont être contraintes d’utiliser des matériaux très précaires comme des torchons, des feuilles de papier, des morceaux de vêtements. Ça va aussi poser des problèmes d’hygiène et ça va engendrer des risques d’infections et de maladies qui vont ensuite encore renforcer un potentiel décrochage scolaire.»
C’est à ces deux problèmes majeurs que s’attaque également le programme implanté au nord de Dakar. D’un côté, l’ONG a totalement réhabilité les toilettes de l’établissement scolaire, en les rendant non mixtes et en les équipant d’un incinérateur pour les serviettes usagées, mais elle a aussi mis en place un atelier de fabrication de serviettes réutilisables. Une approche qui s’est avérée particulièrement efficace.
Un des blocs d’hygiène construits lors du programme dans l’école Habib-Sy de la commune de Tiavouane, au Sénégal. | Robin Tutenges
«Aujourd’hui, je me sens forte»
Près de trois ans après l’implantation du projet dans l’école de Tivaouane, les témoignages de jeunes filles se suivent et se ressemblent. L’époque où les règles étaient taboues semblent être un lointain cauchemar, notamment pour Seynabou Bâ, l’écolière de 14 ans: «Quand je suis arrivée à l’école, j’ai vu que les élèves n’en parlaient pas [des menstruations]. Donc j’ai décidé de faire comme eux.» Seynabou, Khadija, Adja… La grande majorité des quelque 900 filles de l’établissement se muraient alors dans un silence profond au moment de leurs règles et loupaient régulièrement les cours. L’approche pédagogique des membres du programme a renversé la tendance.
Robin Tutenges — Édité par Diane Francès
Source : Slate (France) – Le 15 février 2024
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