Au Sénégal, à trois semaines du vote, Macky Sall reporte l’élection et son départ de la présidence

Le chef de l’Etat sénégalais a réitéré son engagement à ne pas se présenter, mais n’a pas expliqué la durée du report. Plusieurs candidats dénoncent cette mesure.

Le Monde – Une rumeur qui plane pendant des mois, deux dernières heures de suspense sur les écrans de la télévision publique et une annonce qui fait l’effet d’un coup de tonnerre.

A quelques heures de l’ouverture de la campagne électorale, le président de la République, Macky Sall, a annoncé, samedi, le report de l’élection présidentielle au Sénégal. Elle devait se tenir le 25 février. « Mon engagement solennel à ne pas me présenter à l’élection reste inchangé, a toutefois insisté M. Sall. J’engagerai un dialogue national ouvert afin de réunir les conditions d’élections libres transparentes et inclusives dans un Sénégal apaisé et réconcilié. »

A trois semaines de l’échéance, le chef de l’Etat n’a, en revanche, donné aucune date de scrutin, laissant la main à l’Assemblée nationale dont le bureau a validé samedi matin une proposition de loi pour reporter l’élection de six mois. Il avait plus tôt mis sur pied une commission d’enquête parlementaire pour éclaircir le processus de sélection des candidats. Le texte a toutes les chances d’être voté, car la majorité présidentielle et le Parti démocratique sénégalais (PDS), qui soutiennent l’initiative, représentent plus de trois quarts des élus de l’Assemblée.

La crise politique s’est nouée avec l’exclusion de Karim Wade, fils de l’ancien président Abdoulaye Wade (2000-2012), de la course à la présidence. En cause, selon le Conseil constitutionnel : le renoncement tardif à sa nationalité française alors qu’être exclusivement sénégalais est une des conditions pour se présenter. Pourtant, le candidat du PDS et l’ancien maire de Dakar Khalifa Sall, écartés de l’élection présidentielle en 2019 à la suite de condamnations judiciaires, avaient négocié grâce à l’intermédiaire des chefs religieux de Touba et de Tivaouane la possibilité de retrouver leur éligibilité en participant au dialogue national lancé par Macky Sall en juin 2023. Deux mois plus tard, l’Assemblée avait voté leur réintégration sur les listes.

« Un mauvais signal »

 

« Le camp du pouvoir a été surpris par la non-qualification de Karim Wade. Pour le président, il y a ce sentiment amer de donner l’impression d’avoir manqué à sa parole auprès des chefs religieux. Le pouvoir ne comprend pas comment, dans le même temps, les juges ont validé la candidature de Bassirou Diomaye Faye [le plan B de l’opposant Ousmane Sonko, dont la candidature a été rejetée] dont le parti a pourtant été dissous », explique une source proche du président.

Rapidement après la publication, le 20 janvier, de la liste définitive des candidats validés par le Conseil constitutionnel, le camp de Karim Wade a dénoncé des cas de corruption et de conflits d’intérêts concernant deux juges de l’instance censée arbitrer le processus électoral. La commission d’enquête parlementaire est censée éclairer le processus de vérification et de validation des candidatures à l’élection présidentielle. A cela s’est ajouté le placement en garde à vue, vendredi, de Rose Wardini, candidate de la formation Sénégal nouveau, soupçonnée d’être franco-sénégalaise et donc d’avoir transmis une fausse déclaration au Conseil constitutionnel. « Le président n’a pas d’autre option que de plaider pour un report, car le conseil est décrédibilisé. Quelle légitimité pourrait-il avoir à déclarer les résultats si ses juges ont été corrompus ? », justifie la même source proche du président.

« Ce report risque de déstabiliser notre démocratie, nous ne savons pas ce que cela peut entraîner, s’inquiète cependant le professeur de droit Babacar Gueye. C’est un mauvais signal adressé aux partenaires internationaux et aux pays africains, nous cessons d’être un modèle de démocratie sur le continent. »

La décision de Macky Sall d’abroger le décret convoquant l’élection présidentielle n’est pas justifiée, selon l’expert, le pays n’étant pas dans une crise constitutionnelle. « Le conseil n’a pas été dissous. Ce report ne repose sur aucune base juridique, mais sur des raisons politiques », dit-il, insistant sur le fait que le mandat de Macky Sall se termine le 2 avril 2024.

« Une supposée affaire de corruption de juges »

« Un report de l’élection équivaut à une prolongation du mandat du président de la République, ce qui est contraire à la Constitution », explique Ndiaga Sylla, expert électoral et président de Dialogue citoyen. Si Macky Sall a évoqué dans son discours un « différend entre l’Assemblée nationale et le Conseil constitutionnel, en conflit ouvert sur fond d’une supposée affaire de corruption de juges » et estimé que « ces conditions troubles pourraient gravement nuire à la crédibilité du scrutin en installant les germes d’un contentieux pré et postélectoral », Ndiaga Sylla rétorque que le Conseil constitutionnel reste légitime en dépit des polémiques et que des élections se sont maintes fois tenues malgré un manque de confiance de certains camps dans le processus.

« En 2019, le conseil avait validé seulement cinq candidats après avoir rejeté les dossiers de Khalifa Sall et Karim Wade. Aux élections législatives de 2022, il a invalidé la liste principale où figurait l’essentiel des figures de l’opposition et cela n’a pas empêché la tenue des élections. Le Conseil constitutionnel est décrédibilisé par le PDS dont le candidat a été recalé, soutenu par le camp présidentiel qui veut changer de candidat », analyse Ndiaga Sylla, pour qui cette décision est illégale et porte un risque d’instabilité.

Avec ce report, le président Sall réveille les accusations de vouloir se maintenir au pouvoir après le long suspense entretenu quant à un troisième mandat controversé, auquel il a finalement renoncé publiquement le 3 juillet. « Le respect du calendrier électoral a été un accord du dialogue politique passé et est essentiel pour garantir la crédibilité et la légitimité du processus démocratique. Tout report compromet ces principes fondamentaux et porte atteinte aux droits démocratiques que notre peuple a durement acquis », estime dans un communiqué la coalition de Khalifa Sall, qui appelle à « faire barrage contre toute tentative de coup d’Etat institutionnel. »

Même son de cloche du côté de la coalition de Bassirou Diomaye Faye, le candidat qui remplace Ousmane Sonko, l’opposant le plus farouche et le plus populaire, écarté de la course à la présidentielle après avoir été condamné dans plusieurs affaires. Les proches des deux hommes, incarcérés à la prison du Cap Manuel, appellent à la résistance, alors que le pays a été secoué par des manifestations meurtrières en mars 2021 et en juin 2023 au rythme des convocations judiciaires d’Ousmane Sonko.

« Depuis son arrestation, nous sommes restés légalistes. Nous n’avons pas appelé à manifester mais à saisir la justice. Si Macky Sall décide de violer la loi en reportant l’élection, on ira au gatsa-gatsa [“œil pour œil”, en wolof]. Nous appellerons à occuper le palais et l’Assemblée », menace un cadre du parti désormais dissous les Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité. « Il n’y a aucun fondement juridique à un tel report. C’est l’APR [Alliance pour la République], le parti de Macky Sall, qui est en crise car son candidat est en mauvaise position, il veut transvaser cette crise dans le processus électoral », commente Amadou Ba, mandataire de Bassirou Diomaye Faye.

« Le cordon entre le premier ministre et le président est coupé »

La crise institutionnelle se double d’une crise politique au sein de la mouvance présidentielle. Les relations entre Macky Sall et son premier ministre, Amadou Ba, candidat à sa succession, se sont tendues. « Le cordon entre lui et le président est bien coupé », explique Benno Bokk Yakaar, un cadre de la coalition, en faisant allusion à une réunion houleuse entre les deux hommes, vendredi soir, au sujet des allégations de corruption.

Une nouvelle crise se profile pour Amadou Ba, désigné en septembre pour défendre les couleurs du pouvoir. Jugé « illégitime » par certains cadres historiques du parti présidentiel, l’ancien ministre des finances n’a pas réussi à unir son camp autour de sa candidature. « Nous n’hésiterons pas à porter le combat frontal contre sa candidature, promet déjà une source au sein de la formation au pouvoir. Il faudra qu’on propose un autre candidat car il ne peut pas nous permettre de gagner. Sa campagne ne décolle pas. » La question du maintien à son poste du premier ministre est désormais posée.

 

 

 

 

Source : Le Monde

 

 

 

 

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