Le Monde – Comment rester influent sur un continent en pleine diversification de ses partenariats, tant économiques que sécuritaires, dont la Russie et la Chine apparaissent comme les premiers bénéficiaires ? La problématique est au cœur de la tournée africaine du secrétaire d’Etat américain, Antony Blinken, qui doit enchaîner du lundi 22 au vendredi 26 janvier une visite au Cap-Vert, en Côte d’Ivoire, au Nigeria et en Angola, des pays tous situés sur la façade atlantique alors que Washington, notamment sous l’administration Trump, avait concentré ses efforts diplomatiques sur le Soudan et son action militaire sur la mer Rouge.
Après une brève escale à Praia, la capitale du Cap-Vert, archipel qualifié par M. Blinken de « modèle de stabilité » au sein d’une Afrique de l’Ouest confrontée à une succession de coups d’Etat depuis 2020, le secrétaire d’Etat a atterri lundi après-midi à Abidjan, capitale économique de la Côte d’Ivoire. « Nous mettons le paquet sur l’Afrique », a-t-il déclaré, reprenant les mots du président Joe Biden, qui n’a toutefois pas concrétisé sa promesse de se rendre sur le continent en 2023.
Quelques jours après la visite de son homologue chinois, Wang Yi, à Abidjan le 17 janvier, cette étape ivoirienne peut être envisagée comme une réponse à l’influence grandissante de Pékin. Dans un contexte de glissement de la menace djihadiste du Sahel vers le nord des pays du golfe de Guinée, les enjeux de cette tournée sont toutefois largement sécuritaires. M. Blinken va « s’assurer que ces pays agissent sur tous les fronts pour renforcer leurs sociétés et lutter contre l’expansion de la menace terroriste qu’on observe au Sahel », a résumé Molly Phee, sous-secrétaire d’Etat pour l’Afrique, lors d’un point presse le 18 janvier.
Cette tournée intervient alors que depuis le coup d’Etat survenu au Niger en juillet 2023, le dispositif militaire de Washington sur le continent est largement limité. Même si les Etats-Unis disposent toujours d’une base à Djibouti, face à la mer Rouge, les emprises de Niamey et d’Agadez constituaient jusque-là les principaux points de projection des forces américaines pour faire décoller leurs drones et avions afin de traquer les réseaux djihadistes et criminels allant du sud libyen au Sahel, en passant par le Soudan.
« Impasse »
Lors de sa dernière tournée africaine, en mars 2023, M. Blinken était ainsi venu à Niamey pour afficher son soutien au président Mohamed Bazoum, avec qui la coopération sécuritaire était au beau fixe. Mais depuis le renversement de ce dernier et l’arrivée au pouvoir d’une junte qui se détourne de ses alliés occidentaux – à commencer par la France – pour se rapprocher de Moscou afin de développer la coopération militaire, « les Etats-Unis se trouvent dans l’impasse », note le chercheur américain Michael Shurkin. Les opérations militaires depuis le Niger ont été réduites au strict minimum.
Pour cet ancien analyste de la CIA, désormais directeur de programmes chez 14 North Strategies, un cabinet de conseil spécialisé sur le continent, le département d’Etat est tiraillé sur la stratégie à suivre au Niger : « Une partie [des diplomates] soutient qu’il faut continuer de négocier avec la junte pour rester, et ainsi tout faire pour ralentir l’avancée des Russes. Une autre tendance estime au contraire que le Sahel est perdu, qu’il faut mettre l’accent sur le respect de la démocratie et se retrancher dans les pays du golfe de Guinée, perçus comme des partenaires sécuritaires plus fiables. »
Plusieurs articles citant des officiels, publiés ces dernières semaines dans la presse américaine – notamment dans le Wall Street Journal le 3 janvier –, assurent que les Etats-Unis sont engagés dans des « discussions préliminaires » avec des pays comme le Ghana, le Bénin et la Côte d’Ivoire, afin d’y transférer une partie de leurs drones. Aucun responsable américain n’a confirmé publiquement cette information. Mais l’intérêt de Washington pour a minima étendre son action vers les pays du golfe de Guinée existe bel et bien, a pu recouper Le Monde auprès de plusieurs sources occidentales.
Si celui-ci venait à se concrétiser, il permettrait en premier lieu aux Etats-Unis d’adapter leur présence à leur législation. Légalement, Washington a l’interdiction d’apporter une aide financière directe au gouvernement d’un pays dont le président élu a été déposé par un coup d’Etat. Il est par ailleurs d’usage que les Etats-unis suspendent leur coopération militaire après un putsch, comme ils l’ont fait au Niger, sans toutefois avoir pour l’heure retiré tous leurs soldats du pays.
Inquiétude
Combien de temps la présence militaire de Washington sera-t-elle en effet tolérée par le régime nigérien dans ces conditions ? Chez un certain nombre d’élus du Congrès et au sein de l’administration américaine, l’inquiétude grandit de se retrouver dans une situation similaire à celles des forces françaises, poussées vers la sortie du Niger fin 2023 après l’avoir été du Mali en 2022 et du Burkina Faso en 2023.
Ces tensions sur la stratégie américaine sur le continent transparaissent aussi dans les montants de son aide financière. Depuis plusieurs années, l’aide civile et militaire à l’Afrique s’élève à environ 8 milliards de dollars par an (7,34 milliards d’euros), selon les chiffres publiés en novembre par le service de recherche du Congrès. Or, malgré un important sommet, fin 2022 à Washington, réunissant les représentant de 49 pays africains et où avait été actée une relance de la coopération transatlantique, cette enveloppe devrait être en légère baisse en 2024 (– 7 %) par rapport à 2022, à cause de la multiplication des guerres et des foyers de tensions engageants les Etats-Unis (Ukraine, Moyen-Orient, Taïwan).
Pour conserver de l’influence sur le continent à moyens constants, Washington a dû revoir ses priorités. L’aide à la « croissance économique » est ainsi en hausse de près de 40 % par rapport à 2022, pour atteindre environ 1,08 milliard de dollars, dont 395 millions pour soutenir la transition climatique. A l’inverse, les dépenses liées à la sécurité et à la défense sont en baisse de 5 %, s’élevant désormais à 423 millions de dollars. Des évolutions qui correspondent en partie à la prise en compte des limites de l’approche sécuritaire sur le continent.
Source : Le Monde
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