Le Monde – Entretien – « Je ne serais pas arrivé là si… » Chaque semaine, « Le Monde » interroge une personnalité sur un moment décisif de son existence. A 31 ans, le jeune chef d’origine malienne remercie ses parents pour leur rigueur éducative et le sens du travail qu’ils lui ont inculqué.
Révélé par l’émission « Top chef », Mory Sacko est devenu la nouvelle coqueluche de la gastronomie française avec ses plats qui mêlent cuisines française et africaine rehaussées de saveurs venues du Japon. Ce grand garçon de deux mètres, toujours rieur et joyeux, issu d’une famille de neuf enfants, s’attache à garder les pieds sur terre malgré les multiples sollicitations dont il est l’objet.
Je ne serais pas arrivé là si…
… Si je n’avais pas eu la télé et si je ne m’étais pas intéressé à ce qu’il y avait dedans. Mes deux passions sont venues de cette boîte : le Japon à travers les mangas animés et le monde des palaces et de l’hôtellerie que j’ai découvert à travers des reportages qui m’ont fasciné. La télévision, qui a aujourd’hui mauvaise presse, a été pour moi une fenêtre sur des mondes que je ne connaissais pas. Jusque-là, ma vie se résumait à ma famille, mon quartier, ma ville, le foot.
La télévision était-elle très présente chez vous ?
Ma mère l’allumait quand elle n’en pouvait plus, quand on jouait au foot dans le couloir, qu’on se mettait à jouer au catch et qu’on cassait une ampoule pour la troisième fois. Elle nous faisait asseoir devant la télé dans le salon pour retrouver un peu de calme et faire ce qu’elle avait à faire.
Vous êtes le sixième d’une famille de neuf enfants, cela faisait beaucoup de monde à gérer…
Quand mon père est arrivé du Mali en 1990 pour travailler en France, il a atterri à Tournan-en-Brie, en Seine-et-Marne. Un oncle habitait pas loin. C’est un endroit tranquille, la dernière ville avant la campagne, une commune à taille humaine avec beaucoup de mixité, des HLM, ça lui semblait idéal pour une famille. Le samedi, on pouvait profiter de Paris, à seulement trente minutes de train.
Mes parents avaient déjà cinq enfants quand ma mère l’a rejoint en 1991. Je suis né l’année suivante, en 1992, puis mon petit frère est né à son tour. Les aînés nous ont rejoints plus tard, grâce au regroupement familial. Ça s’est fait par étapes. Il a fallu que l’on trouve un appartement plus grand pour accueillir mes deux grands frères puis mes trois grandes sœurs, encore trois ans après. Mes parents ont ensuite eu leurs deux dernières filles. Il y a vingt ans d’écart entre les plus grands et les plus petits. Nous nous sommes tous retrouvés sur le tard, ce qui fait que l’on profite énormément les uns des autres maintenant.
Que faisaient vos parents ?
Mon père a passé toute sa carrière dans le bâtiment, il se levait à 6 h 30 et rentrait à 19 h 30. Ma mère s’occupait de nous et, en fin de journée, elle allait faire le ménage dans des bureaux de la zone industrielle. C’est une histoire typique de l’immigration. Mes parents avaient le rêve d’une vie meilleure pour leurs enfants et pour eux-mêmes. Ils ont réussi avec brio. Ils n’ont rien lâché avec nous, ils nous ont élevés avec des valeurs très fortes que je garderai toute ma vie. Ils nous ont éduqués dans la fierté du travail, l’humilité, le respect des anciens.
Mon père vient de l’ethnie soninké, qui vit au Sahel entre le Mali, le Sénégal et la Mauritanie. Ce sont des gens qui travaillent la terre, et la terre là-bas est sèche et dure, ce sont des gros bosseurs. Mon père a gardé ce caractère-là. Il nous disait : « Si vous voulez quelque chose dans la vie, il va falloir travailler beaucoup, ne rien réclamer, faire le mieux possible pour obtenir quelque chose. » Ça nous a marqués et aidés. Nous avons tous un travail, une petite famille, personne n’a jamais dérapé. Pour mes parents, c’est mission accomplie. Ils avaient une vraie rigueur, ils étaient toujours derrière nous pour vérifier que l’on aille bien à l’école, qu’on fasse correctement nos devoirs, qu’on respecte les horaires, qu’on ne fasse pas de bêtises. Comme ils ne pouvaient pas nous aider, ils nous ont inscrits à l’étude pour être sûrs que nos devoirs seraient faits en rentrant. Faire autant d’enfants et s’en occuper aussi bien et avec si peu de moyens, je dis « chapeau ».
Quels souvenirs avez-vous de votre enfance ?
C’était extrêmement joyeux. On s’entendait tous bien. Vivre avec mes frères, c’était comme vivre avec mes potes, il n’y a rien de mieux. Il y avait toujours quelque chose à fêter, des invités à la maison, c’était une célébration permanente. J’ai eu une enfance modeste mais très heureuse. Je suis reconnaissant à mes parents de ne jamais nous avoir fait sentir leurs difficultés financières.
La culture malienne était-elle très présente chez vous ?
Oui, à travers la nourriture, la musique que l’on écoutait, les vêtements portés. Nous, les enfants, nous étions habillés à l’occidentale, mais ma mère portait des pagnes, des vêtements traditionnels. Comme mon père quand il était à la maison, ainsi que les oncles et les tantes. Ma mère regardait les chaînes de télé maliennes pour se détendre. Ma famille est de confession musulmane, mais la religion n’a jamais été un sujet de discussion, c’est du domaine de l’intime, ce n’est pas quelque chose que l’on étale à l’extérieur. On la pratique chez nous, entre nous, sans prosélytisme. J’ai aujourd’hui encore ce rapport simple à la religion. Elle fait partie de moi, sans définir qui je suis.
Avec neuf enfants à la maison, avez-vous toujours vu votre mère aux fourneaux ?
C’est une vraie mère nourricière, qui adore faire plaisir à travers ses plats. Il y avait toujours quelque chose sur le feu : une casserole, une marmite, une sauce en train de cuire, un plat qui marinait, quelque chose à mixer… Quand je cherchais ma mère, j’allais dans la cuisine.
Vous a-t-elle appris à cuisiner ?
Pas du tout ! Les plats de ma mère, je les mangeais, mais je n’avais pas la curiosité de savoir comment elle les préparait. Ça ne m’intéressait pas spécialement. Mes centres d’intérêt étaient le foot, les mangas, le rap, comme beaucoup d’adolescents. A la fin du collège, j’ai eu envie de découvrir un métier. Je pensais naïvement que de faire un brevet d’études professionnelles d’hôtellerie et de restauration pourrait me permettre d’accomplir mon rêve : travailler dans un palace. Ma mère a bien ri : « Tu ne sais pas faire cuire un œuf, qu’est-ce que tu vas faire en cuisine ? » Elle ne comprenait pas. Ce qui l’inquiétait aussi, c’étaient les horaires, les journées à rallonge. Pour mes parents, la famille est le plus grand des trésors, ils craignaient que je ne puisse pas me marier et avoir des enfants avec ce métier.
Source : Le Monde
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