Au Lloyd’s, marché britannique de l’assurance, une plongée dans les archives de l’esclavage

Enquête - L’institution financière a ouvert ses archives, révélant l’ampleur de sa responsabilité dans l’esclavage et l’importance de ce « commerce » pour le développement de l’économie britannique.

Le Monde – Le document est plus jauni d’un côté que de l’autre mais très bien conservé. Il s’agit d’un formulaire administratif à l’ancienne, pré-imprimé, avec des espaces vides à remplir. Un jour d’août 1794, Fermin de Tastet est entré dans le bâtiment du Royal Exchange, au centre de la City, pour négocier l’un de ces contrats d’assurance types. Rien que de plus banal pour ce riche marchand espagnol basé en Angleterre.

Son confrère Sebastian de Lasa y Irala, qui vit alors à La Havane, lui a demandé de s’occuper de couvrir les risques du Guipúzcoa, une frégate accostée à Liverpool, qui doit partir pour les côtes africaines et transporter des « marchandises » jusqu’aux Antilles. Seule particularité : il s’agit d’esclaves.

Fermin de Tastet a visiblement bien travaillé. « Au nom de Dieu, Amen », comme débute le contrat, un accord est trouvé. Une vingtaine d’assureurs se sont rassemblés pour couvrir les risques. Le navire est assuré à hauteur de 3 500 livres, soit 450 000 euros d’aujourd’hui. « Les esclaves sont valorisés 45 livres chacun », précise une note écrite à la main. Soit environ 5 000 euros actuels. Le nombre d’esclaves transportés, bien qu’incertain, est estimé autour de trois cents.

Preuve que le secteur de l’assurance était déjà bien développé, tout était prévu, jusqu’au plus glaçant des détails. En cas de mort d’un esclave à la suite d’une rébellion, sa valeur était assurée, au-delà d’une franchise de 5 %. Si la mort se déroulait sur l’un des canots utilisés pour transporter les hommes entre le bateau et la terre ferme, un lieu jugé plus risqué, la franchise passait à 10 %. La « guerre », le « piratage » et la « baraterie » (mauvaise conduite de l’équipage) étaient couverts.

En revanche, une « simple » mort naturelle sur le bateau, notamment de maladie, était exclue de la police d’assurance, parce qu’elle était trop commune. Selon l’estimation de la base de données Transatlantic Slave Trade, qui détaille le transport des 12,5 millions de personnes victimes de la traite humaine transatlantique, 12,2 % des esclaves sont morts pendant la traversée. L’hécatombe était d’une telle ampleur que les risques étaient trop élevés pour les assureurs.

L’assurance, élément-clé de l’esclavage

Dans l’histoire de l’esclavage, le contrat d’assurance signé par Fermin de Testet est l’un des seuls retrouvés complets, détaillés, contenant la liste des assureurs et les calculs de la « valorisation ». « Ce document montre l’horreur et la violence de l’esclavage, mais aussi la nécessaire sophistication qui l’a rendu possible », estime Alexandre « Sasha » White.

Le 8 novembre, cet historien américain de l’université Johns-Hopkins de Baltimore a conclu plus de deux années de recherche dans les archives du Lloyd’s, le grand marché britannique de l’assurance. Son travail fait suite aux excuses officielles présentées par l’institution en juin 2020 pour sa responsabilité dans le trafic d’esclaves.

« C’était une période ignoble et honteuse dans l’histoire britannique, ainsi que la nôtre, et nous condamnons les fautes indéfendables de cette période », reconnaissait alors le Lloyd’s. Les manifestations de Black Lives Matter, aux Etats-Unis puis au Royaume-Uni, et la statue d’un marchand d’esclaves jetée à l’eau par la foule à Bristol avaient remis le sujet à l’ordre du jour, provoquant un début d’introspection de plusieurs institutions financières britanniques.

Au-delà de ses excuses, le Lloyd’s a décidé d’ouvrir ses archives. Sous la direction de M. White, plusieurs historiens de l’université Johns-Hopkins se sont penchés dessus, mettant au jour la froide et implacable logique financière derrière la traite humaine. Son travail a abouti à une présentation en ligne très éducative et détaillée des archives, intitulée « Underwriting Souls » (« assurer les âmes »). Détail important, le travail des historiens n’a pas été financé par le Lloyd’s, mais par la fondation américaine Mellon et par l’université Johns-Hopkins. « Il était vital que nous ne recevions pas d’argent du Lloyd’s, pour qu’il n’y ait pas le moindre conflit d’intérêts », explique M. White.

De cette plongée dans les archives, l’historien tire une conclusion principale : « Les risques financiers du trafic d’esclaves étaient très importants, parce que beaucoup mouraient ou se rebellaient. Sans le Lloyd’s et ses assurances, il aurait été très difficile de faire fonctionner ce commerce. »

L’histoire sinistre du Guipúzcoa l’illustre. Le 15 mai 1795, après avoir acheté ses esclaves en Angola, le navire a été attaqué et capturé par la marine française près des côtes africaines. Le Lloyd’s List, le journal qui tient à jour (aujourd’hui encore) l’ensemble des voyages de la marine marchande, note qu’un escadron français a attaqué et détruit une série de navires, dont celui-là. Le sort des esclaves n’est pas certain, mais M. White pense qu’ils ont été libérés.

D’après le contrat, le « Guipúzcoa » est assuré à hauteur de 3500 livres et stipule : « Les esclaves sont valorisés 45 livres chacun ».

D’après le contrat, le « Guipúzcoa » est assuré à hauteur de 3500 livres et stipule : « Les esclaves sont valorisés 45 livres chacun ».

Comme pour tout sinistre, l’assureur a alors fait son travail. Il dépêche un expert, John Shoolbred, le secrétaire de la Compagnie des marchands de commerce avec l’Afrique, afin de « fixer la valeur des biens appartenant au Guipuzcoa ». Après évaluation, les assureurs ont accepté de compenser le propriétaire. Sur le document, un à un, le nom de chacun des assureurs est rayé au fur et à mesure que les paiements sont effectués.

Le Lloyd’s, lié à l’esclavage dès ses débuts

Dès son ouverture, cette institution est impliquée dans l’esclavage. Au départ, il s’agit d’un simple café, qui appartient à un certain Edward Lloyd, mentionné pour la première fois dans la London Gazette en 1688. Le débit de boissons est alors proche du port de Londres et les marchands s’y retrouvent pour négocier leurs affaires : prêts, ventes aux enchères de bateaux (la vente se termine quand une bougie a fini de se consumer) et assurances, donc. Le « nouveau monde » américain est en pleine colonisation, les plantations de cannes à sucre se développent et la traite humaine sous-tend toute cette économie.

A Londres, des esclaves tentent régulièrement de s’enfuir des bateaux qui sont à quai et le café d’Edward Lloyd semble être un lieu incontournable pour leur recherche. Celui-ci est mentionné au moins vingt fois dans la London Gazette comme un lieu pour aller récupérer un asservi. Ainsi, en 1761, après deux évasions, une petite annonce est passée dans ce journal : « Quiconque pourra donner des informations sur les nègres précités à Gustavus Barton, au café de Lloyd, afin de les appréhender, recevra une récompense de quatre guinées ainsi que leurs frais. »

Dans les années 1770, le Lloyd’s se spécialise exclusivement dans l’assurance, se rapprochant de sa forme moderne. L’endroit n’est pas une entreprise, mais un marché : il s’agit d’un lieu où de riches individus se retrouvent pour accepter – ou non – d’assurer certaines marchandises. Généralement, plusieurs dizaines d’entre eux se regroupent pour partager les risques.

L’un de ces assureurs individuels est Horatio Clagett. Son « livre des risques », où sont soigneusement consignés l’ensemble des voyages qu’il a couverts, était dans les archives. La majorité de son travail concerne des matières premières (blé, graines…) mais dans 59 cas, il s’agissait d’esclaves. Chaque colonne note soigneusement le lieu de départ du bateau, celui d’arrivée, le montant assuré, la prime d’assurance… Et la toute première case comporte une lettre : « A » pour signaler une marchandise bien arrivée, « L » (« Loss ») pour perdue, et « C » pour capturée. La tenue du livre est impeccable et les esclaves sont traités exactement comme les autres marchandises.

Un esclave jeté par-dessus bord est assurable

Parmi les découvertes réalisées par M. White et son équipe, une surprise a été de s’apercevoir des liens très étroits entre les assureurs de Londres et de Liverpool, preuve une fois de plus que cette industrie était très sophistiquée. Les historiens ont notamment recoupé le « livre des risques » de M. Clagett avec un autre livre des risques d’un assureur basé à Liverpool, sans doute celui d’un certain Solomon D’Aguilar. A leur surprise, les historiens ont découvert que les deux hommes avaient co-assuré les mêmes bateaux à de nombreuses reprises. « Cela suggère qu’il existait un réseau d’assureurs bien plus large qu’on ne l’imaginait, alors que jusqu’à présent, les centres de Londres et de Liverpool étaient considérés comme largement séparés », note M. White.

Dans cette implacable logique financière, l’étape suivante était… l’ouverture de litiges. L’un des plus connus concerne l’insupportable barbarie qui s’est déchaînée au bord du Zong, un navire qui a quitté le port de Liverpool en septembre 1781. Quatre cent soixante-dix esclaves sont dans ses soutes. Des tempêtes et des erreurs de navigation mènent au désastre. « Après douze semaines, et toujours en mer, sept des dix-sept membres d’équipage étaient morts », écrivent les historiennes Pat Hudson et Maxine Berg dans un récent livre (Slavery, Capitalism and the industrial revolution, Wiley, 2023, non traduit). L’eau commence à manquer. Le capitaine choisit alors de jeter par-dessus bord soixante esclaves mourants. Puis, d’autres. Et encore d’autres.

Au total, 122 captifs sont ainsi noyés au milieu de l’Atlantique. Outre la détresse du bateau, une raison purement financière et comptable vient expliquer ces meurtres. « Les esclaves qui mouraient à bord n’étaient pas couverts par l’assurance, mais ceux jetés par-dessus bord “afin de protéger la sécurité du bateau” l’étaient », expliquent les autrices. Le propriétaire du Zong en était parfaitement conscient. Après la catastrophe, il s’est retourné vers les assureurs pour leur demander compensation. Le drame est connu parce que ces derniers ont refusé, et qu’un procès s’est ouvert.

Le capitaine et son équipage ont même été mis en examen pour meurtre. Mais le juge a rejeté ce chef d’accusation parce que les esclaves n’étaient pas considérés comme des êtres humains, mais comme des marchandises. Dans son verdict, il souligne qu’il s’agissait de « la même chose [que] si des chevaux avaient été jetés par-dessus bord ». Comme pour toute industrie, ce scandale a débouché sur… une nouvelle régulation, avec l’imposition d’un nombre maximum d’esclaves pouvant être transportés dans un même bateau.

L’esclavage, clé du développement de la finance

Le travail autour des archives du Lloyd’s fait partie d’une prise de conscience plus large parmi les historiens du poids de l’esclavage dans le développement de la Grande-Bretagne des XVIIe et XVIIIe siècles. Non seulement l’argent des colonies a aidé la croissance, mais il a aussi profondément changé le fonctionnement du capitalisme, en particulier à la City. « La relation allait dans les deux sens : la finance a très largement stimulé le trafic d’esclaves, mais le trafic a aussi apporté des innovations dans la finance », explique Pat Hudson, professeure émérite à l’université de Cardiff.

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(Londres, correspondance)

 

 

 

 

Source : Le Monde

 

 

 

 

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