« Au milieu de la violence, au milieu de la fureur, des règles d’humanité s’appliquent qui ne peuvent être transgressées »

La Palestine ayant adhéré au statut de Rome en 2015 – traité qui a créé la Cour pénale internationale –, toutes les parties du conflit à Gaza et en Cisjordanie doivent se conformer au droit humanitaire international, que la CPI s’engage à faire respecter, rappelle le procureur de cette Cour, dans une tribune au « Monde ».

Le Monde  – Nous vivons actuellement un moment de profonde souffrance à l’échelle mondiale. Que ce soit au Darfour, en Ukraine, en Afghanistan où les droits des femmes et des filles sont bafoués, au Myanmar [Birmanie] où le sort des réfugiés rohingya est entouré d’un silence assourdissant et, aujourd’hui, en Israël et dans l’Etat de Palestine, qui sont le théâtre d’une tragédie sans fin, nous assistons à une pandémie d’inhumanité qui menace de se propager. Ces situations d’urgence en matière de droits de l’homme sont liées les unes aux autres. Elles ont ceci de commun qu’elles résultent de l’incapacité qui est la nôtre à conférer la moindre valeur à la vie de nos semblables.

Nous ne pouvons pas rester indifférents. Nous ne pouvons pas ne pas réagir et accepter de vivre dans une telle angoisse. Nous devons toujours nous rappeler que ces gens que l’on retire des décombres, ces gens qui attendent des nouvelles de parents enlevés ou tués sont nos semblables. Nous devrions nous soucier de leur sort avec le même sentiment d’urgence, d’empathie et de compassion que s’il s’agissait de nos propres enfants, parents, amis ou proches.

C’est dans des moments comme celui-ci, lorsque les personnes vulnérables ont le sentiment d’avoir été oubliées, que nous avons, plus que jamais, besoin du droit. Pas du droit en termes abstraits, pas du droit en tant que théorie pour les universitaires, mais le droit qui permet de protéger concrètement ceux qui en ont besoin. Il est important pour eux de savoir que la loi et les droits de l’homme peuvent contribuer à changer le cours de leurs vies. Ils doivent être une réalité pour les habitants de Gaza, de Cisjordanie et d’Israël, mais aussi de Kiev, de Khartoum et de Cox’s Bazar [Bangladesh], à laquelle ils devraient pouvoir se raccrocher et qui devraient les protéger contre ce que l’humanité a de pire.

 

La prise d’otages est un crime de guerre

 

[Le 29 octobre], j’étais au point de passage de Rafah, à la frontière entre Gaza et l’Egypte, pour transmettre ce message : à savoir que le droit international humanitaire a été créé pour répondre à ces situations auxquelles nous sommes aujourd’hui confrontés, pour faire en sorte qu’au milieu de la violence, au milieu de la fureur, des règles d’humanité s’appliquent qui ne peuvent être transgressées. Ainsi que l’a rappelé le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, même les guerres ont des règles. Ces règles, il incombe à la Cour pénale internationale (CPI) d’en assurer le respect.

J’ai été saisi d’effroi par les récits qui nous sont parvenus d’Israël depuis [l’attaque du Hamas] le 7 octobre, de ces nombreux civils israéliens innocents dont les vies ont été saccagées. Nous ne pouvons tout simplement pas vivre dans un monde où les exécutions, les incendies, les viols et les meurtres sont tolérés, voire célébrés. Nous ne pouvons pas accepter que des enfants, des hommes, des femmes et des personnes âgées soient arrachés à leur foyer et pris en otage. Nous ne pouvons vivre dans un monde dans lequel l’amour au sein d’une famille, les liens qui unissent un parent et un enfant sont utilisés à des fins de torture et de meurtre. Ces actes sont insupportables pour chacun d’entre nous. Ils sont totalement contraires aux valeurs de l’islam et ne peuvent être commis au nom d’une religion dont le nom exprime l’idée de paix. Ils sont parmi les violations les plus graves du droit humanitaire international.

La prise d’otages constitue une grave violation des conventions de Genève. Elle est considérée par le statut de Rome comme un crime de guerre. Et j’appelle à la libération immédiate de tous les otages pris en Israël et à leur retour, sains et saufs, auprès de leurs familles.

Lorsque des actes de cette nature se produisent, ils doivent faire l’objet d’enquêtes et ne sauraient rester impunis. Mon bureau peut exercer sa compétence à l’égard de crimes commis par les ressortissants des Etats parties. Cette compétence s’étend à tous les crimes relevant du statut de Rome qui auraient été commis par des ressortissants palestiniens ou des ressortissants de tout Etat partie sur le territoire israélien.

Les responsables de l’organisation et de la mise en œuvre des atrocités commises le 7 octobre doivent savoir que mon bureau enquête activement sur ces crimes. Bien qu’Israël ne soit pas partie au statut de Rome, je suis prêt à travailler avec les autorités du pays et les familles des victimes en Israël afin de compléter les efforts déployés au niveau national et faire en sorte que justice soit rendue à ceux qui ont été victimes de ces crimes.

 

Pris au piège

 

Après l’annonce faite en décembre 2022 de mon intention de me rendre en Israël et dans l’Etat de Palestine pour poursuivre notre travail sur cette situation, j’ai engagé des discussions actives, qui se sont encore intensifiées ces dernières semaines, avec tous les acteurs concernés pour pouvoir accéder à ces territoires.

A Gaza, je voulais rencontrer ceux dont la souffrance est immense, entendre directement leurs témoignages et, par-dessus tout, leur promettre, leur donner l’assurance qu’ils ont droit à la justice. Les Palestiniens doivent jouir du même droit d’accès à la justice que tout autre être humain. Comme je l’ai dit au Caire, tous les enfants sont égaux devant Dieu.

Au point de passage de Rafah, puisqu’il ne m’a été possible d’entrer dans Gaza, j’ai rappelé qu’au-delà de ce passage se trouvent des enfants innocents, des garçons et des filles qui devraient être à l’école en train d’apprendre et d’étudier dans l’espoir de construire un avenir meilleur, dans l’espoir de remédier aux erreurs des dirigeants actuels et à nos propres lacunes.

Au lieu de cela, ils endurent des souffrances inimaginables. Des Palestiniens qui ne veulent pas prendre part à ce conflit se retrouvent pris au piège, au milieu des hostilités. Trop de morts et de blessés sont à déplorer. Il est intolérable de voir les corps de jeunes enfants traînés, brûlés par la poussière, transportés de toute urgence dans des établissements médicaux qui n’ont peut-être pas les moyens de les soigner. Il n’est pas acceptable que ces civils soient pris au piège d’une guerre à laquelle ils ne peuvent échapper.

Nous ne pouvons tout simplement pas accepter, je crois, que la nature brutale de la guerre soit un fait acquis. Et nous ne pouvons pas et ne devons pas perdre de vue qu’il existe des lois qui régissent la conduite des hostilités. Il ne peut être question d’un quelconque blanc-seing, même en temps de guerre. Les lois dont nous disposons, le statut de Rome en vertu duquel j’exerce, exigent que les vies innocentes soient protégées plus que tout. Ces protections qu’offre le droit s’appliquent à tous de manière égale, sans aucune distinction fondée sur la race, la religion, la nationalité ou le genre.

 

Sur l’accès à l’aide humanitaire, le droit est clair

 

Mon bureau est compétent à l’égard de tous les crimes commis sur le territoire de l’Etat de Palestine par l’une ou l’autre partie, y compris les événements qui se déroulent actuellement à Gaza et en Cisjordanie.

Israël a des obligations claires en ce qui concerne la guerre qu’elle mène contre le Hamas : pas seulement des obligations morales, mais des obligations juridiques découlant du droit des conflits armés, qui sont clairement définies dans le statut de Rome et les conventions de Genève.

Israël dispose d’une armée professionnelle bien entraînée. Cette armée compte en son sein des avocats généraux et dispose de mécanismes visant à assurer le respect du droit international humanitaire. Elle est conseillée par des avocats lorsqu’il s’agit de prendre des décisions relatives à certaines cibles, qui connaissent parfaitement leurs obligations et savent qu’ils doivent rendre compte de leurs actions et être en mesure de démontrer, le moment venu, que les attaques touchant des civils innocents ou des biens protégés ont été menées conformément au droit et aux coutumes de la guerre, et que les principes de distinction, de précaution et de proportionnalité ont été respectés.

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Karim Khan

a été élu procureur de la Cour pénale internationale en 2021. Il est ancien sous-secrétaire général des Nations unies.

Source : Le Monde 

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