
M Le Mag – Enquête – Rares sont les musiciens qui ont suscité autant de biographies et d’exégèses. C’est que le Prix Nobel de littérature de 2016, désormais octogénaire, s’est employé toute sa vie à brouiller les pistes, attisant les interprétations les plus farfelues. Les dylanologues du monde entier ont désormais leur temple, à Tulsa (Oklahoma), le Bob Dylan Center qui expose ses archives et dont paraît cet automne le catalogue.
Traversée par la Route 66, la ville de Tulsa, dans l’Oklahoma, est devenue, le 10 mai 2022, le Louvre des fans de Bob Dylan. Ce jour-là, le Bob Dylan Center a ouvert ses portes, troisième étape désormais d’un pèlerinage qui passe par Hibbing, dans le Minnesota – localité de l’enfance de celui qui est né en 1941 sous le nom de Robert Zimmerman –, et Greenwich Village, le quartier bohème new-yorkais d’où il se mit en route pour la gloire.
Pour l’inauguration du Bob Dylan Center, qui expose les archives de la star, étaient présents la chanteuse de gospel et de soul Mavis Staples (un amour de jeunesse) et deux disciples, Elvis Costello et Patti Smith. Dylan, lui, aura encore une fois fait honneur à sa fuyante réputation.
Le musée de Tulsa se trouve en bonne compagnie, à une cinquantaine de mètres de celui consacré au chanteur folk Woody Guthrie (1912-1967). L’homme – héros auquel Dylan, alors jeune inconnu, rendit visite à l’hôpital dès son arrivée à New York, en 1961 – qui avait inscrit sur sa guitare le slogan « Cette machine tue les fascistes ».
Avant de céder les droits d’auteur de son catalogue à la major Universal en 2020, puis ceux d’enregistrements au concurrent Sony – deux transactions qui représenteraient plus de 500 millions de dollars (475 millions d’euros) cumulés –, Dylan avait déjà vendu ses archives en 2016 à la fondation du milliardaire George Kaiser, propriétaire du Woody Guthrie Center qui allait décider d’ouvrir le Bob Dylan Center. Présenté pour la première fois au public, ce fonds n’a pas manqué d’attirer les fans et de stimuler leur activité favorite : l’exégèse des paroles du sphinx.
Car plus encore que chez ses pairs élevés comme lui au rang de poètes (Leonard Cohen, Lou Reed, Jim Morrison ou Patti Smith), son verbe, déployé sur plus de six cents chansons, est méthodiquement scruté, analysé et interprété par des légions de chercheurs. Des dylanologues interrogent chaque mot, au même titre que d’autres déchiffrent les hiéroglyphes. « Le refus de Bob Dylan de décortiquer et d’expliquer son travail – ou lui-même – rend tout énigmatique et ouvert à l’interprétation, explique l’archiviste Parker Fishel, commissaire d’expositions au Bob Dylan Center. On continue donc d’écrire sur lui parce qu’il n’y a pas de pierre de Rosette. »

Bob Dylan, à Malibu (Californie), en décembre 2022.
Directeur du Bob Dylan Center et du Woody Guthrie Center, Mark Davidson indique que le temple de la dylanologie offre de quoi occuper les adeptes. Il rassemble « plus de cent mille objets : manuscrits, cahiers, correspondance, films, vidéos, photos, dessins, effets et documents personnels, enregistrements inédits en studio et en concert, instruments de musique… »
Il se distingue des autres musées de chanteurs, dont la collection se limite souvent à des guitares et des tenues de scène, par sa profusion littéraire : « On peut voir que Dylan travaillait avec tout ce qu’il avait sous la main, comme le montre la montagne de textes produits avec sa machine à écrire au milieu des années 1960 ou les innombrables blocs-notes d’hôtel qu’il a utilisés dans les années 1980 pour écrire des chansons alors qu’il était constamment sur la route. »
Un catalogue du fonds du Bob Dylan Center paraît le 26 octobre chez Seghers. L’ouvrage intitulé Mixing up the Medicine, est une sélection sur plus de 600 pages de ces documents, photos, pochettes et manuscrits, dont beaucoup d’inédits. Des écrivains, artistes et poètes apportent aussi leur regard sur Dylan. Au Louvre s’ajoute donc un codex.
Un Nobel à contretemps
Au départ, à l’aube des années 1970, la dylanologie ne concernait que quelques obsessionnels compulsifs. Depuis le 13 octobre 2016, elle est associée à l’œuvre d’un Prix Nobel de littérature. Lors de la cérémonie de remise du prix à Stockholm, sa porte-parole officieuse, Patti Smith, loua, en l’absence du lauréat, sa « maîtrise très rimbaldienne de la langue américaine ». Dylan récupéra tout de même sa médaille en avril 2017, alors qu’il était de passage dans la capitale suédoise pour des concerts. Dans un lieu tenu secret, selon sa volonté. Il n’avait rien demandé, semblait surtout embarrassé par cet honneur. Dans un premier temps, il avait tardé à réagir et écrit qu’il n’y a « pas vraiment de mots » – un comble en ce qui le concerne. La communauté des dylanologues, elle, avait laissé éclater sa joie : le sacerdoce qu’elle s’impose était légitimé en plus haut lieu.
Depuis près de trois décennies, de respectables professeurs de littérature s’étaient à leur tour emparés du corpus dylanien. A en croire l’un d’eux, Ola Holmgren, auteur, en 2016, du prémonitoire Huit raisons pour lesquelles Bob Dylan devrait être récompensé du prix Nobel, l’Académie suédoise elle-même compte nombre d’admirateurs. A commencer par le spécialiste de littérature scandinave Horace Engdahl, qui compara le chanteur à un « oracle de Delphes lisant à haute voix les nouvelles du soir ». Quoique « fan de Dylan », l’écrivain écossais Irvine Welsh exprima sa consternation devant ce « prix nostalgique et malade arraché aux prostates rances de hippies séniles et bavards ».
Avec l’Académie suédoise, Dylan se sera comporté comme il le fait depuis plus de soixante ans avec ceux qui l’adulent. Méfiance, distance, silence. Son discours de réception, remis cinq jours avant la date butoir, est un enregistrement audio d’une demi-heure sur fond de piano-bar. Respectant l’exercice, puisque sont cités Herman Melville, Erich Maria Remarque et Homère, mais aussi l’un des pionniers du rock’n’roll, Buddy Holly. Il contient un énième avertissement à ceux qui se plaisent à décortiquer ses textes : les chansons « sont faites pour être chantées, pas pour être lues ». Donc encore moins étudiées. « Si une chanson vous émeut, c’est tout ce qui importe, ajoute-t-il. Je n’ai pas besoin de savoir ce qu’une chanson signifie. » Une position inchangée face à toute tentative d’académiser son art.
Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source www.kassataya.com