France – Comment les écrivains vivent-ils (ou pas) de leur plume ?

La situation financière de nombreux auteurs de littérature tend à se dégrader. Effet de la « best-sellerisation » croissante, de tirages en baisse ou du nombre de titres publiés en hausse.

Le Monde – La vache enragée ? C’est à peine si Franck Courtès pourrait s’en offrir. Son régime est du genre « patates-sardines », comme il le raconte dans A pied d’œuvre (Gallimard, 192 pages, 18,50 euros), frappant récit de la dégringolade sociale qu’a entraînée pour l’ancien photographe son entrée en littérature. Au point qu’il a dû, à plus de 55 ans, louer ses bras à des particuliers pour 20 euros de l’après-midi.

Son cas peut sembler extrême – sa vision élevée de son art, conforme à l’idéal romantique, l’empêche de le mettre au service de travaux alimentaires – et son texte ne prétend pas être un manifeste. Reste que, en pleine rentrée littéraire, il met crûment en lumière l’écart entre le capital symbolique associé à l’écriture et le capital tout court de ceux qui s’y ­consacrent, plongés dans une précarité grandissante : selon une étude menée en 2023 par la SCAM (Société civile des auteurs multimédia) et la SGDL (Société des gens de lettres), le baromètre des relations entre auteurs et éditeurs, 49 % des premiers disent vivre une dégradation de leur situation financière.

Le sujet tenaille particulièrement ceux qui ont fait le choix de se consacrer à la littérature, abandonnant ou refusant d’emblée la « double condition », celle des auteurs qui sont aussi, à mi-temps ou à plein temps, enseignant, journaliste, éditeur, scénariste ou tout autre chose. Ils sont ainsi 33 %, selon le même baromètre SCAM/SGDL, à ne pas exercer d’autre métier – et, faute d’être tous rentiers, comme on l’imagine, par simplification, pour les écrivains du XIXe siècle, à devoir ainsi combiner hautes ambitions artistiques et basses considérations matérielles. « On assiste à un double mouvement de professionnalisation du métier d’écrivain et de précarisation », constate la sociologie Gisèle Sapiro, qui a codirigé le collectif Profession ? Ecrivain (CNRS Editions, 2017).

Comment expliquer la détérioration actuelle de la situation des auteurs, quand l’édition a été le seul secteur culturel à afficher sa bonne santé durant les années 2020-2021, au pic de la pandémie de Covid-19, et alors que ses chiffres restent officiellement encourageants ? Les données claironnant la résistance du roman ne mentionnent pas le fait que les ventes se polarisent plus que jamais sur un tout petit nombre d’ouvrages, d’une veine souvent plus commerciale que littéraire. Ni que l’écart entre les scores qu’ils atteignent et ceux des autres ne cesse de s’accroître.

 

« La classe moyenne de l’édition »

 

Car les effets de la « best-sellerisation » accrue des ventes touchent durement ceux que Karina Hocine, secrétaire générale de Gallimard, appelle « la classe moyenne de l’édition ». Ceux dont les livres s’écoulaient encore récemment entre 5 000 et 10 000 exemplaires – le seuil de ventes annuel à partir duquel il deviendrait, de l’avis général, possible de vivre de sa plume si l’on y ajoute les prix littéraires, les cessions de droits pour les passages en poche, les traductions et les options pour des adaptations. « Cette classe moyenne est en voie de disparition, alors qu’elle constituait jusqu’à récemment le cœur battant du milieu, poursuit Karina Hocine. Un livre dont on pouvait raisonnablement espérer, il y a quelques années, qu’il se vendrait à 15 000 ou 20 000 exemplaires atteint aujourd’hui plutôt les 2 000. » Editrice chez Grasset, Juliette Joste souligne la « grande volatilité du public : un succès passé ne garantit plus de lectorat-socle ».

S’il est difficile d’obtenir des statistiques précises, on peut constater, à titre de comparaison, que le tirage moyen d’un ­livre (tous genres confondus : BD, essais, romans, jeunesse, scolaires, usuels…) était en 2010 de 7 937 exemplaires, contre 4 815 en 2022, selon les chiffres du Syndicat national de l’édition (SNE). Parallèle à cet effritement des tirages, la hausse du nombre des titres imprimés n’est pas moins frappante : le ministère de la ­culture indique que, entre 2011 et 2021, les livres enregistrés à la Bibliothèque nationale de France au titre du dépôt légal sont passés de 70 109 à 88 016 (+ 26 %).

Cette multiplication des textes publiés se justifie, entre autres, par le principe de péréquation, qu’explique Christophe Hardy, président de la SGDL : « Un titre qui marche permet de financer neuf titres un peu déficitaires ou moins rémunérateurs. » Principe qui peut avoir pour corollaire des effets d’emballement sur tel texte d’un écrivain jugé prometteur, avec une rude désillusion si les résultats commerciaux ne suivent pas. Principe par ailleurs menacé par le choix de plusieurs auteurs gros vendeurs (Riad Sattouf, Joël Dicker…) de passer à l’autoédition : « C’est toute la chaîne du livre que cette pratique met en danger », note Frédéric Martin, éditeur au Tripode.

Pour ceux qui ne sont pas des stars, l’émiettement des ventes rend plus difficile encore de vivre de ses seuls droits d’auteur. Prenons l’exemple d’un écrivain à la réputation solide, qui s’est ­consacré à l’écriture et a publié dans des maisons prestigieuses une quinzaine d’ouvrages en quarante ans : Claude Arnaud, qui signe des critiques dans la presse et dispense des ateliers d’écriture, estime à « un gros tiers » la part actuelle de ces droits dans ses revenus.

Lire la suite

 

 

 

 

 

Source : Le Monde 

 

 

 

Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source www.kassataya.com

Articles similaires

Bouton retour en haut de la page