Lundi 18 septembre, la revue scientifique internationale « The Lancet » publie une enquête de santé publique inédite menée sur 273 demandeuses d’asile à Marseille, corrélant la migration et la violence sexuelle dont elles sont victimes. « Le Monde » a recueilli les histoires de huit femmes qui ont participé à l’étude. – Témoignages –
Au milieu de la conversation, Aissata tressaille. Adama, elle, manque plusieurs fois de faire tomber son bébé de 2 mois, gros poupon emmailloté dans un body blanc, qu’elle allaite le regard absent. Les yeux de Perry se brouillent : elle a vu trop de violence. Ceux de Fanta sont devenus vitreux : elle est là, mais plus vraiment là. Grace regrette sa sécheresse oculaire, elle aimerait tant pleurer et hurler, peut-être la croirait-on et l’aiderait-on davantage, mais elle ne sait pas où ses larmes sont parties. Nadia sourit en montrant les cicatrices des brûlures de cigarettes qui constellent sa poitrine, comme pour s’excuser de cette vie qui l’a fait s’échouer ici. Stella porte ses lunettes de soleil à l’intérieur, et explose de rire en racontant qu’elle a été vendue quatre fois.
Tous ces détails, ces marques de la barbarie inscrite dans le corps des femmes migrantes, le docteur Jérémy Khouani les observe depuis ses études de médecine. Généraliste dans une maison de santé du 3e arrondissement de Marseille – avec 55 % de ses habitants au-dessous du seuil de pauvreté, c’est l’un des endroits les plus pauvres de France –, il soigne les bobos, les angines et les gastros, mais voit surtout le traumatisme surgir face aux mots « excision », « Libye », « traite » ou « viol ».
Bouleversé par des consultations qui l’amènent à mesurer la taille de lèvres vaginales post-excision pour l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), à diagnostiquer une arthrose massive à une jeune femme de 30 ans ou à prescrire des antidépresseurs à une autre qui vient de tenter de s’immoler, il a décidé de lutter avec ce qu’il savait faire : « De la science ». « Je n’ai pas envie de hiérarchiser, mais les violences que subissent les femmes demandeuses d’asile, c’est trois fois plus horrible que les hommes. Ils subissent aussi des violences, mais ce n’est pas systémique, ils n’ont pas le vagin mutilé à 6 ans, ou le viol comme passage presque inévitable de la migration. » En Europe, en 2021, les femmes représentent 31 % des demandeurs d’asile.
Jérémy Khouani, médecin généraliste, échange avec la médiatrice sociale Elsa Erb, à la maison de santé où tous deux exercent, à Marseille, le 5 septembre 2023.
Il y a trois ans, avec l’Assistance publique-Hôpitaux de Marseille et la faculté de médecine d’Aix-Marseille, Jérémy Khouani a lancé une grande enquête de santé publique pour mesurer l’incidence des violences sexuelles chez les femmes demandeuses d’asile en France. Une étude inédite, publiée ce lundi 18 septembre dans la revue scientifique The Lancet (Regional Health Europe) et menée sur 273 femmes arrivées sur le territoire français, volontaires pour participer et en attente de la réponse des autorités quant à leur statut. La moitié d’entre elles viennent d’Afrique de l’Ouest, le reste du Moyen-Orient, d’Asie ou d’Europe.
« Un impondérable du parcours migratoire »
Ainsi, 26 % d’entre elles se déclarent victimes de violences sexuelles au cours de leurs douze derniers mois sur le territoire français, et 75 % avant leur entrée en France. Les demandeuses d’asile encourent dix-huit fois plus le risque d’être victimes de viol en France que les Françaises de la population générale ; 40 % d’entre elles ont subi des mutilations génitales. « L’étude fait ressortir que la violence sexuelle est un motif de départ, un impondérable du parcours migratoire, et un crime dont on ne les protège pas en France », analyse Anne Desrues, sociologue et enquêtrice sur le projet.
L’absence de logement, de compagnon et les antécédents de violence apparaissent comme des facteurs de risque du viol. « Le débat, ce n’est même pas de savoir si elles ont vocation à rester sur le territoire ou pas, mais, au moins, que pendant tout le temps où leur demande est étudiée, qu’elles ne soient pas violées à nouveau, elles sont assez traumatisées comme ça », pose le médecin généraliste.
Il faut imaginer ce que c’est de soigner au quotidien de telles blessures, de rassembler 273 récits de la sorte en six mois – ce qui n’est rien par rapport au fait de vivre ces violences. L’expression « traumatisme vicariant » qualifie en psychiatrie le traumatisme de seconde ligne, une meurtrissure psychique par contamination, non en étant exposé directement à la violence, mais en la documentant. « Heureusement, j’avais une psychologue pour débriefer les entretiens, évoque Anne Desrues. Moi, ce qui m’a aidée, c’est de savoir que celles qu’on rencontrait étaient aussi des femmes fortes, qui avaient eu le courage de partir, et de comprendre leur migration comme une résistance à leur condition. » Le docteur Khouani, lui, érige cette étude comme rempart à son sentiment d’impuissance.
Le Monde, pendant quarante-huit heures, a recueilli les histoires de huit femmes qui ont participé à l’étude. Certaines sont sous obligation de quitter le territoire français (OQTF), risquant l’expulsion. Mais elles voulaient que quelqu’un entende, note et publie tout ce qu’elles ont subi. Dans le cabinet du médecin, sous les néons et le plafond en contreplaqué, elles se sont assises et ont parlé.
Lundi, 9 heures. Ogechi, surnommée « Perry », 24 ans. Elle regarde partout, sauf son interlocuteur. Elle a une croix autour du cou, une autre pendue à l’oreille, porte sa casquette à l’envers. Elle parle anglais tout bas, en avalant la fin des mots. Elle vient de Lagos, au Nigeria. Jusqu’à son adolescence, ça va à peu près. Un jour, dans la rue, elle rencontre une fille qui lui plaît et l’emmène chez elle. Son père ne supporte pas qu’elle soit lesbienne : il la balance contre le mur, la tabasse, appelle ses oncles. Ils sont maintenant cinq à se déchaîner sur Perry à coups de pied. « Ma bouche saignait, j’avais des bleus partout. »
Ogechi, surnommée « Perry », devant le cabinet médical du docteur Jérémy Khouani, à Marseille, le 4 septembre 2023.
Perry s’enfuit, rejoint une copine footballeuse qui veut jouer en Algérie. Elle ne sait pas où aller, sait seulement qu’elle ne peut plus vivre chez elle, à Lagos. L’adolescente, à l’époque, prend la route : Kano, au nord du pays, puis Agadez, au Niger, où un compatriote nigérian, James, l’achète pour 2 000 euros et la fait entrer en Libye. Elle doit appeler sa famille pour rembourser sa dette. « Je n’ai pas de famille ni d’argent, je ne vaux rien », lui répond Perry. Une seule chose a de la valeur : son corps. James prélève ses cheveux, son sang, fait des incantations vaudoues « pour me contrôler ». A 15 ans, elle est prostituée dans un bordel sous le nom de « Blackgate ».
« Si je meurs, qui va s’en apercevoir ? »
Son débit est monocorde, mais son récit est vif et transporte dans une grande maison libyenne divisée en « chambres » avec des rideaux. Un lit par box, elles sont sept femmes par pièce. « Des vieilles, des jeunes, des enceintes. » Et les clients ? « Des Africains, des Arabes, des gentils, des violents. » En tout, une cinquantaine de femmes sont exploitées en continu. « J’aurais jamais pensé finir là, je ne pouvais pas imaginer qu’un endroit comme ça existait sur terre », souffle-t-elle.
Perry passe une grosse année là-bas, jusqu’à ce qu’un des clients la prenne en pitié et la rachète pour l’épouser. Sauf qu’il apprend son homosexualité et la revend à une femme nigériane, qui lui paye le voyage pour l’Europe pour la « traiter » à nouveau, sur les trottoirs italiens cette fois-ci. A Sabratha, elle monte sur un bateau avec 150 autres personnes. Elle ne souhaite pas rejoindre l’Italie, elle ne veut que fuir la Libye. « Je ne sais pas nager. Je n’avais pas peur, je n’étais pas heureuse, je me demandais seulement comment un bateau, ça marchait sur l’eau. » Sa première image de l’Europe : Lampedusa. « J’ai aimé qu’il y ait de la lumière 24 heures sur 24, alors que chez nous, la nuit, c’est tout noir. »
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