« Chroniques du pays des gens les plus heureux du monde » : le Nigeria de Wole Soyinka, entre allégresse et dégoût

Avec son nouveau roman, le Prix Nobel de littérature livre une fiction à sa façon, intimement réaliste et fiévreusement inventive.

Le Monde  – Pour saisir dans quel étrange pays le lecteur vient de mettre les pieds, on ne saurait trop lui conseiller d’écouter avec attention la cacophonie religieuse de Papa Davina, le fondateur de « Chrislamabad », « la véritable cité de Dieu et d’Allah », faux prophète d’un œcuménisme de circonstance qui mange à tous les râteliers – « Chrislam ». Si enflammés et délirants soient-ils, les prêches qui feront le fulgurant succès de cet homme aux nombreux pseudonymes répondent en effet à un agenda politique courant en Afrique de l’Ouest.

Le personnage – qui, de prime abord, semble parodique et boursouflé – s’avère crédible, une fois qu’on est entré dans le rythme de la narration. Il en va de même pour le Nigeria, décor du nouveau roman de Wole Soyinka, fantaisiste en apparence seulement – « le pays des gens les plus heureux du monde », « le géant de l’Afrique » : les deux sobriquets, en réalité, sont loin d’être farfelus.

Les manœuvres politiques et les intrigues religieuses, la corruption généralisée, l’atomisation du territoire, son contrôle impossible, les grands mots et les petites combines : il suffit de changer quelques noms, d’enlever les masques et un peu de maquillage, et tout le Nigeria contemporain est là, moqué et célébré à la fois, dans une satire qui n’en est pas moins une grande fiction d’aventures – joyeusement baroque mais tristement plausible.

Si Wole Soyinka, géant littéraire et ­premier Prix Nobel, en 1986, du continent africain, n’a pas publié de roman depuis presque un demi-siècle, ses admirateurs ne seront pas dépaysés à la lecture de Chroniques du pays des gens les plus heureux du monde.

Car le poète et dramaturge est aussi un activiste politique qui a connu la prison, l’exil et l’admiration durant sa longue carrière. La continuité entre littérature et politique, art et société s’exprime constamment dans son œuvre éclectique, aussi intimement ­réaliste que fiévreusement inventive. Figure et conscience d’une opposition aux ­différents régimes autocratiques qui ont fait main basse sur le pays, depuis l’indépendance conquise sur le Royaume-Uni en 1960, l’écrivain de 89 ans donne à voir dans ce gros roman la geste déréglée de quelques personnages plus grands que nature et un réqui­sitoire ­contre les errements politiques et sociaux du Nigeria contemporain. Qu’importe l’apparente excentricité des péripéties ici racontées : plus les pages se tournent, plus le lecteur en comprend les racines historiques.

 

Réalité cachée

 

Plusieurs intrigues cohabitent dans ce roman qui met en scène une galerie de personnages représentatifs des forces contraires à l’œuvre dans la société nigériane, notamment au sein de son élite. Papa Davina est l’un d’entre eux, mais il y a aussi cet étrange premier ministre, Sir Goddie (de son vrai nom Godfrey Danfere), qui lui prête une oreille attentive, parfait exemple de politicien roué, expert en communication et en manipulation. Face à eux, deux représentants de la société civile, Duyole ­Pitan-Payne, un ingénieur piégé par un poste prestigieux aux Nations unies, et son ancien camarade d’études, le docteur Kighare Menka, qui découvre l’existence d’un trafic d’organes organisé à l’échelle nationale. Le ballet des quatre hommes se poursuit tout au long du texte, colonne vertébrale du portrait en creux qui est fait ici du véritable protagoniste du roman : le Nigeria.

A la fois fiction politique, policière et sociale, Chroniques du pays des gens les plus heureux du monde dépasse donc, pour qui connaît un peu le contexte nigérian, le simple plaisir romanesque. Les références, les allusions s’y révèlent trop transparentes.

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Lire un extrait sur le site des éditions Seuil.

 

 

 

 

 

Source : Le Monde – (Le 13 septembre 2023)

 

 

 

 

 

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