Mort de Talal Salman – L’homme d’un journal, le journal d’une époque

Orientxxi.info Fondateur et directeur d’Assafir, le célèbre quotidien panarabe de gauche, Talal Salman est décédé le 25 août 2023. Dans ce témoignage à la fois biographique et personnel, Doha Chams, ancienne du journal, revient sur le parcours de celui qui fut l’un des grands noms de la presse arabe. Il se voulait « l’ambassadeur » de la cause nationaliste et propalestinienne au Liban, mais également dans la région.

Écrire un texte d’adieu à Talal Salman (1938-2023) est une entreprise délicate. Les aspects professionnels s’entremêlent en effet étroitement avec la sphère privée. Bien sûr, on peut toujours tenter de prendre du recul au moment de relater les faits, mais, quel que soit l’angle d’approche ou la voie empruntée, les récits en reviennent toujours aux relations personnelles. De même, chaque fois qu’on aborde le sujet du journal Assafir (L’Ambassadeur), lancé en 1974, on se retrouve à parler de son fondateur et de l’expérience qu’on a partagée avec lui.

Tous ceux qui ont été amenés à travailler durablement à Assafir, l’organe de son « propriétaire et directeur de la rédaction Talal Salman », comme il se plaisait de l’écrire en « une », sont dépositaires d’un récit — non, de multiples récits, qui portent à la fois sur l’homme et sur l’expérience indiscutablement prenante, délectable et fascinante qu’il y a vécue. Ce journal constituait un environnement d’exception dans lequel a pu être documentée l’une des périodes les plus importantes de l’histoire du Liban contemporain, et plus généralement du monde arabe.

 

Un projet, la renaissance arabe ; une matrice, la Palestine

 

Il faut dire que Talal Salman était l’une des voix qui nourrissaient, depuis la tribune du journalisme, le rêve et le projet politique d’une renaissance arabe — ce qui incarnait pour lui l’antithèse fondamentale du projet sioniste pour la région. C’est pourquoi son quotidien a attiré les plumes et les réflexions de grands écrivains issus de tous les coins du monde arabe, de l’Arabie saoudite, du Koweït et du Yémen, jusqu’à l’Algérie, la Tunisie et le Maroc, en passant par la Syrie, la Jordanie et l’Égypte, sans oublier la matrice capitale de ce projet de revivification : la Palestine.

Talal Salman a réussi à créer une situation tout à fait singulière dans la presse arabe, contrôlée à l’époque par les élites traditionnelles affiliées pour la plupart au capitalisme politique et aux régimes en place.

Né à la veille de la guerre civile libanaise (1975-1990), Assafir interagissait de manière forte avec son environnement et avec les affaires du moment. Il a exercé sur nous son influence autant que nous-mêmes avons exercé sur lui notre influence, ce qui est au fond l’apanage des organismes vivants. Lorsque sa capacité à insuffler le changement s’est trouvée en berne, il a de lui-même décidé, début 2017, de mettre définitivement la clé sous la porte.

Interrogé sur les raisons qui l’avaient conduit à fermer le journal, il avait répondu :

Elle est où, la politique, dans ce que nous vivons ? Tous ces ragots et ces calomnies que répandent les hommes politiques, est-ce de la politique ? Regardez donc la Syrie : c’est la guerre. L’Irak ? La guerre. Le Yémen ? La guerre. Toute cette région est pleine de guerres. L’ennemi israélien est le seul qui vit tranquillement sa vie. Et personne ne pense plus jamais à la Palestine. Nous vivons une autre époque. Une époque dans laquelle l’expression « monde arabe » est devenue matière à raillerie. Alors que personnellement, je crois à l’existence d’un monde arabe uni, même si les circonstances lui sont aujourd’hui adverses. Pour moi, c’est cela l’espoir, c’est cela le rêve. Et moi, ce rêve, je l’ai vécu personnellement1

Fils de la Bekaa et figure nationale

 

Lors de ses derniers adieux, tandis que sa dépouille faisait le voyage du retour vers sa région d’origine, on aura pu mesurer son héritage aux vivats qui retentissaient tout au long du trajet du cortège funèbre depuis Beyrouth jusqu’à Chamistar, son village natal.

Ce furent des adieux riches de sens. Dans beaucoup de villages qu’elle a traversés, les gens arrêtaient la procession mortuaire afin de répandre des fleurs et des grains de riz tout en poussant des youyous — exactement comme ils faisaient pour saluer le cortège des martyrs ou rendre un dernier hommage aux jeunes morts prématurément.

Car l’apport de ce fils de la Bekaa (l’une des régions les plus déshéritées du pays, tant en termes de développement que de statut social, depuis la création du Grand Liban) en faveur de ses habitants qui ont plutôt la réputation d’être des hors-la-loi, des délinquants recherchés ou des cultivateurs de haschich, leur est apparu aussi estimable que celui des martyrs tombés pour la patrie. Et en cela, ils avaient raison.

Même si j’ai déjà travaillé dans de nombreux médias, avant et après Assafir, si on me demandait aujourd’hui de déterminer le berceau de mon identité professionnelle, et bien, nul doute que je choisirais immédiatement et sans la moindre hésitation ce journal. Là-bas, j’ai trouvé la tranquillité que procurait le fait de travailler dans un organe doté des valeurs qui étaient les siennes : la laïcité, la justice sociale, l’arabisme et la résistance nationale. Cette tranquillité, je l’ai également trouvée sur le terrain, à travers une orientation expérimentale telle que l’affectionnait ce journal avide de méthodes nouvelles, aussi audacieuses soient-elles.

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Doha Chams

Journaliste, Beyrouth.

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