Cinq Iraniennes écrivent depuis leur prison : « Nous sommes coupables du désir de vivre »

Le Monde Tribune« Le Monde » publie cinq textes écrits et transmis clandestinement par des militantes iraniennes des droits humains. Quatre d’entre elles sont incarcérées à la prison d’Evin, la cinquième y a été dans le passé. Situé dans le nord de Téhéran, l’établissement a reçu de nombreux opposantes et opposants du mouvement de protestation qui a suivi la mort de Mahsa Amini, en septembre 2022.

Evin. Les dissidents iraniens appellent communément cette prison « l’université d’Evin », tant elle a vu passer, depuis plus de cinquante ans, d’intellectuels, d’écrivains, d’acteurs, de réalisateurs, d’étudiants, de syndicalistes, d’avocats et de militants politiques. Située dans le nord de Téhéran, Evin représente des décennies de lutte des Iraniens de tous horizons pour la démocratie.

A l’approche du premier anniversaire du mouvement de contestation survenu après la mort, le 16 septembre 2022, de la jeune Mahsa Amini pendant sa garde à vue pour son apparence jugée « pas assez islamique », Le Monde publie les lettres de cinq prisonnières politiques d’Evin, acheminées jusqu’à nous au fil d’un long parcours, malgré les risques. Ces lettres témoignent du caractère inédit, par son étendue et par sa continuité, du soulèvement dont le slogan est rapidement devenu « Femme, vie, liberté ». S’il se poursuit sous de nouvelles formes, il a fait environ 500 victimes, et des dizaines de milliers de manifestants ont été arrêtés. Beaucoup sont encore derrière les barreaux.

Aujourd’hui, partout sur son territoire, la République islamique d’Iran procède à des arrestations parmi les militants politiques et les familles des victimes de la répression, afin de prévenir une nouvelle vague de contestation. La situation économique du pays est extrêmement difficile : l’inflation, frôlant les 60 % par an, bat des records. Le pouvoir ne semble guère prêt à lâcher du lest sur les libertés individuelles, parmi lesquelles l’obligation du port du voile par les femmes, ajoutant au ras-le-bol généralisé de la population. Dans ce contexte volatil et explosif, le risque d’un nouveau mouvement de contestation n’est pas négligeable.

Alors qu’à l’étranger l’opposition iranienne est morcelée et sans projet politique, les lettres de ces femmes sont porteuses d’espoir et montrent que la voie vers un Iran démocratique viendra non de l’extérieur, mais de l’intérieur du pays.

Zeinab Jalalian<br />
Zeinab Jalalian
« Derrière ces murs, je vis en attendant le jour où je viendrai vers vous, les bras chargés de fleurs »

Incarcérée depuis 2008, la militante féministe kurde de 41 ans est la plus ancienne prisonnière d’Iran et l’unique détenue politique condamnée à perpétuité pour « crime de belligéance ». Malgré la torture, elle refuse de se soumettre aux aveux forcés.

« JE SUIS UNE FEMME KURDE TÉMOIN DE NOMBREUX CRIMES dans les prisons de la République islamique

au cours de mes seize années de détention. J’ai été témoin d’humiliations, de fausses accusations, d’insultes et de tortures infligées aux prisonniers, et surtout, j’ai été témoin de l’exécution de mes codétenus. Existe-t-il une douleur plus grande que celle-ci ? Malgré cela, c’est à moi qu’il est demandé, par mes bourreaux, de me repentir. Moi qui ai vu tant d’injustices de mes propres yeux, est-ce à moi d’exprimer des regrets ?

J’ai été arrêtée en février 2008 à Kermanshah. Plus de deux mois après mon arrestation, mes proches ne connaissaient toujours pas mes conditions de détention, ni même l’endroit où j’étais détenue. J’ai passé trois mois dans un centre de détention secret appelé « centre de renseignements de Kermanshah » au milieu d’un champ pétrolier, en isolement. Pendant cette période, j’ai été soumise à des tortures physiques et psychologiques, et j’ai même été menacée de viol.

Mes tortionnaires déchiraient mes vêtements, me ligotaient les mains et les pieds, m’enchaînaient à un lit métallique, alors que j’avais les yeux bandés, pour m’interroger. Ils me frappaient régulièrement la plante des pieds avec un câble, au point que je perdais connaissance. Une fois, sous la pression de la torture, j’ai perdu toute sensation et le contrôle de mon corps pendant un certain temps. Ma tête ayant violemment heurté le mur, j’ai eu une fracture crânienne et des hématomes aux yeux. Les mains entravées par des menottes, j’ai été traînée dans toutes les directions, de sorte que j’en porte encore les stigmates.

Neuf mois après mon arrestation, en décembre 2008, j’ai été jugée en moins de quelques minutes et condamnée à mort pour « crime de belligérance ». Privée du droit d’avoir un avocat, je n’ai pas eu l’autorisation de me défendre au tribunal.

En février 2010, après le procès et la condamnation, j’ai été transférée de Kermanshah à la section 209 de la prison d’Evin, gérée par les services de renseignement, pour l’exécution de la peine de mort. J’ai fait l’objet de nouvelles interrogations et pressions pour me forcer à avouer ce que je n’avais pas commis. Après cinq mois de torture et de menaces quotidiennes d’exécution, j’ai été renvoyée d’Evin à Kermanshah.

De 2014 à 2020, j’ai été transférée de prison en prison. En 2014, à la prison de Khoy, puis le 13 avril 2020 à la prison de Qarchak, le 5 juillet 2020 à la prison de Kerman, puis le 3 octobre de la même année à la prison de Dizelabad à Kermanshah. Enfin, en novembre 2020, j’ai été conduite à la prison de Yazd. Ces prisons se trouvent à des centaines de kilomètres de ma famille et de ma ville de résidence.

Ainsi va notre vie

Parfois, je me demande dans quel espace-temps je suis bloquée, et dont je ne parviens pas à m’échapper… Pourquoi devrais-je être témoin de la destruction de mes semblables et de mes proches ? Peut-on ainsi continuer à être le témoin silencieux de telles injustices ?

La guerre, la torture, les meurtres et les massacres se perpétuent, et les oppresseurs trouvent toujours des justifications à leurs crimes. C’est douloureux, mais ainsi va notre vie. Malgré cela, je n’ai jamais souhaité la mort de mes oppresseurs. J’aimerais que nous luttions ensemble pour les jeter hors de nos terres, pour ne pas avoir honte devant les générations futures.

Depuis mon arrestation, j’ai vu des centaines de personnes arrêtées et incarcérées, lors des différentes protestations. Entre autres, en 2009, lors du « mouvement vert », puis depuis 2022, pendant le mouvement « Femme, vie, liberté ». Le régime islamique a utilisé la répression et les balles face au soulèvement populaire. Il a qualifié les dissidents de perturbateurs et d’ennemis de l’Etat. Je compatis avec chacun d’entre vous qui êtes descendus dans les rues pendant toutes ces années, vous qui êtes arrêtés et torturés, ou qui avez perdu vos proches.

Je suis enfermée depuis plus de seize ans pour avoir réclamé la liberté, la justice et l’égalité. Ma vraie douleur ne réside pas dans le fait d’être emprisonnée, mais dans la perte de tous ces êtres chers tombés pour la liberté, ceux dont nous n’entendrons plus la voix. Ceux qui n’ont pas reculé face au régime sanguinaire et ont fièrement sacrifié leur vie sur le chemin de la lutte pour la liberté. Tant que je serai en vie, je m’efforcerai de défendre leur martyre.

Derrière ces murs, je vis en attendant le jour où je viendrai vers vous, les bras chargés de fleurs, et je m’inclinerai humblement devant vous, offrant un bouquet de jasmin à vos cœurs généreux.

Debout jusqu’à la victoire, je me tiendrai toujours du côté des opprimés et des combattants qui luttent contre l’oppression et la tyrannie. »

 

 

Zeinab Jalalian est une activiste féministe kurde qui se bat pour les droits des minorités ethniques et contre la ségrégation de genre en Iran. Elle a écrit cette lettre en juin à la prison de Yazd (centre de l’Iran).
Narges Mohammadi<br />

Narges Mohammadi

 

Narges Mohammadi
« En Iran, chaque individu, à tout moment de sa vie et en tout lieu, est coupable du désir de vivre. Il encourt, pour ce crime, les pires sanctions »

La journaliste de 54 ans a été condamnée en mai 2016 à seize ans de prison pour son activisme en faveur des droits humains. En août, cette militante pour l’abolition de la peine de mort en Iran a écopé d’une nouvelle peine, qui rallonge son temps de détention, ainsi que de 154 coups de fouet pour avoir écrit au secrétaire général de l’ONU.

« L’OBJET DE MON PROPOS EST DE DONNER UN VISAGE aux êtres humains qui, partout dans le monde, font

l’objet d’un enfermement, qu’ils soient cernés par des murs d’acier ou par les murs de l’oppression, mais qui, envers et contre tout, aspirent à faire tomber ces « murs » : ceux de l’ignorance, de l’exploitation, de la pauvreté, de la privation et de l’isolement.

Entendez-vous, en Iran, le bruit sourd du mur de la peur qui se fissure ? Bientôt, nous entendrons celui de son écroulement grâce à la volonté implacable, la puissance et la détermination sans faille des Iraniens.

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 et

Source : Le Monde – (Le 08 septembre 2023)

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