Patrick Chamoiseau : « Si nous restons à patauger dans l’imaginaire colonial, la guerre des langues restera en vigueur »

Face au risque de voir annulée la décision faisant du créole la langue officielle de la Martinique au côté du français, l’écrivain antillais offre, dans une tribune au « Monde », une réflexion sur la notion de « langue officielle » et souligne la nécessité d’accepter que les imaginaires soient multilingues.

Le Monde  – La résolution du 25 mai de l’Assemblée de Martinique est réjouissante : elle déclare le kreyol [« créole »] langue officielle de la Martinique au côté du français. Cette décision vient s’ajouter à l’adoption d’un hymne, d’un drapeau, aux adhésions à des instances caribéennes, et à d’autres dispositifs certainement à l’étude. Elle vise à conforter notre niveau de conscience collective comme peuple et comme nation.

Les élus martiniquais ont enfin quitté les étroitesses économiques, pour s’avancer dans le domaine du politique. Il s’agit pour eux de densifier une présence collective innovante, riche de ses sources, de ses racines, de ses alliances géographiques et historiques multiples. Il s’agit aussi de la projeter (sans assistanat, sans dépendance, loin des morbidités du grand sac « outre-mer ») dans les défis d’un monde qui change. Il s’agit, enfin, de lui faire accéder à une démocratie économique nouvelle, résolument sociale, culturelle, écologique et solidaire… – une intention globale, susceptible de stimuler notre créativité collective, que j’ai proposé d’appeler dans un texte récent « Faire-pays ».

Dans un courrier daté du 25 juillet, après une analyse de légalité, le préfet lui demande l’annulation de la décision. Les élus martiniquais refusent d’acquiescer à l’injonction du préfet. L’inévitable intervention du juge administratif ne fera que vérifier la conformité de cette résolution à la législation en vigueur. La délibération sera donc annulée. Mais cela n’a que peu d’importance. Restés sur le bord du chemin, le juge et le préfet ne pourront qu’assister au passage d’un autre imaginaire du monde.

Quel est-il ?

C’est un processus qui dépasse les nationalismes des années 1950 (et les revendications d’autonomie-indépendance restées inefficientes) pour nous remettre à flot dans l’idée politique. Dans le monde d’interdépendances qui est le nôtre, l’épanouissement, tant individuel que collectif, se trouve, non dans des exclusives nationalistes ou des indivisibilités républicaines, encore moins dans des ruptures formelles, mais dans une intensification tous azimuts de nos systèmes relationnels. Ce qui suppose des mobilités accrues, des multilinguismes babéliques, l’abandon de tout centre normatif, des réseaux de partenariats transmondes, riches de capabilités et d’agentivités novatrices. Cela suppose aussi, pour tous et pour chacun, une belle entrée en responsabilisation postcapitaliste.

 

Epaisseur irremplaçable

 

Dès lors, si on y regarde de plus près, cette décision et sa contestation s’inscrivent, hélas, dans une vision du monde binaire, écartelée entre le colonial et le décolonial. Elles sont, ensemble, tremblantes d’une vieille logique nationaliste, et se conforment paradoxalement à l’esprit colonial dont la décence demande à s’extirper.

Voici pourquoi. L’imaginaire monolingue.

La Constitution française ne reconnaît qu’une « langue officielle » et tolère quelques « langues régionales ». Ce qui relève d’une pauvreté. D’abord : l’idée qu’une langue puisse être « régionale » s’inscrit dans le fantasme des vieux empires centralisants. Toute langue, quelle qu’elle soit, suppose un peuple, une nation, une épaisseur irremplaçable de l’imaginaire de sapiens. Toute langue signale une densité culturelle nourrissant une intuition du monde et du réel, à laquelle nul ne saurait décemment renoncer. De ce fait, aucune langue ne saurait se constituer en « centre », prétendre à « universalité », ou se voir reléguée dans une périphérie.

Ensuite : l’idée d’une « langue officielle » s’inscrit dans l’imaginaire monolingue des proto-colonialistes. Ces barbares avaient hiérarchisé les langues entre elles pour mieux positionner la leur. Ils avaient bâti leurs Etats-nations antagonistes sur l’apartheid entre une « langue officielle » et celles qui ne le seraient pas. Depuis, toute « langue officielle » se dresse sur un cimetière de langues minorées ou sur leurs muséographies folkloriques. Toute « langue officielle » relève d’une constriction unificatrice qui n’envisage la santé d’une langue que dans sa solitude au monde ou sa prééminence. Avec cet état d’esprit, d’ombrageuses académies ont été créées pour administrer la langue élue, avec vœu de la rendre immobile, ou de la soustraire autant que possible aux mouvements langagiers du vivant.

La mort profonde d’une langue commence souvent ainsi.

La matière du monde

 

Pour s’éloigner de ces pratiques absurdes, il vaudrait mieux considérer ceci : toute langue saine devrait demeurer une mélodie mineure (au beau sens deleuzien) qui se nourrit des musicalités langagières de son entour. Cette mélodie est riche (ou sans doute : rabelaisienne) quand les musicalités qui traversent son élégante humilité sont variées, sont intenses et sont horizontales. Aucune langue ne saurait se sauver seule, se préserver en verticalité pure, se libérer ou entreprendre un « devenir » toute seule. Jeter une langue en « officialité », la boursoufler ainsi, c’est la réduire à cette indigence-là. Et c’est, surtout, souscrire au principe des hiérarchisations des langues et à leur possibilité de domination sur les puissances sauvages de l’expression.

Cet imaginaire monolingue fait que la France n’a toujours pas ratifié la Charte des langues régionales. Il préside au refus qu’une collectivité en France puisse officialiser une autre langue que le français dans un emblème bifide. Seulement, « officialiser » sa langue dominée sur le modèle de la langue dominante, vouloir résister à cette dernière ainsi revient de fait à s’abandonner aux perversités de cet imaginaire.

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Source : Le Monde

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