Afrique XXI – Dans ma langue maternelle, le somali, il existe un proverbe, ou dicton, qui dit ceci :
Ne t’avise pas de creuser une fosse,
Mais si tu l’as déjà fait, ô imprudent !
Évite de lui donner une profondeur abyssale
Car celui qu’elle accueillera le premier,
Ce pourrait bien être toi-même !
Cet aphorisme est la clef de l’histoire qui sera brièvement contée. Le recours aux langues africaines, à leurs sapiences, à leurs cosmogonies et à leurs ressources épistémologiques était de la plus haute importance pour la poétesse, dramaturge, pédagogue et activiste kényane Micere Githae Mugo, disparue le 30 juin 2023 à l’âge de 80 ans. Elle a nommé cet univers linguistique, culturel, philosophique et spirituel : « orature ». Ce terme n’a pas d’équivalent dans la langue de Senghor et de Kourouma ; « oralité » serait son petit cousin perdu dans le réseau des équivalences et autres ressemblances translinguistiques.
M.G. Mugo a défriché, labouré et ensemencé cet univers depuis ses premiers pas de jeune chercheuse jusqu’à son dernier souffle d’artiste accomplie, de militante aguerrie et de professeure émérite au département d’études africaines et afro-américaines à Syracuse University, dans l’État de New York. Mais qui était cette femme dont aucun livre n’a été traduit dans la langue de Césaire et de Fanon ?
Porte-paroles des sans-voix
Micere Githae Mugo est de cette génération d’artistes, d’écrivains et de penseurs qui, dès le début des années 1970, ont osé défier les « pères de la nation » lorsqu’il était encore temps de changer de cap avant la déroute totale et les coups d’État militaires. Dans leurs prises de position et leurs œuvres (romans, pièces de théâtre ou sketchs radiophoniques), ils et elles ne cessent d’alerter, mettre en garde, appeler à la raison. Assumant leur rôle de vigie, ils et elles mettent à nu les mensonges et les trahisons de l’élite, traquent les déraisons postcoloniales. Porte-paroles des sans-voix, ils et elles retracent les affres des « soleils de l’indépendance » sous la férule d’un Jomo Kenyatta, d’un Gnassingbé Eyadéma ou d’un Mobutu Sese Seko avant de raconter les douleurs de l’exil dans des œuvres lyriques, polyphoniques, mélancoliques.
Ils et elles s’emparent des sujets tabous. Prenez l’histoire du Kenya moderne et la mémoire du mouvement pour l’émancipation qu’on a appelé hier la rébellion Mau-Mau, également connue sous le nom de KLFA (Kenyan Land and Freedom Army, ou Armée de libération de la terre kényane dans la langue de Kateb Yacine et d’Assia Djebar). Surgi au cœur des hauts plateaux verdoyants, porté par les enfants de celles et ceux qui ont été chassé es de leurs terres au profit des colons britanniques, la KLFA est d’abord placée sous la direction militaire et spirituelle du martyr Dedan Kimathi (1920-1957), puis sous celle de ses camarades Baimungi M’marete, Musa Mwariama, General China ou encore Muthoni Kirima.
Après la mort de ces héros et héroïnes, l’élite dirigeante, sous le joug de Kenyatta, parachève son modèle autoritaire, prébendier et néocolonial. Comme au Cameroun, nulle allusion aux martyrs de la guerre de libération. C’est à cette chape de plomb, plus dense que les brumes matinales du mont Kilimandjaro, que deux jeunes enseignants et écrivains vont s’attaquer en composant à quatre mains, en 1976, une pièce de théâtre au contenu aussi précieux pour les uns que sulfureux pour les autres : The Trial of Dedan Kimathi (Le Procès de Dedan Kimathi). Les deux enseignants se nomment Ngũgĩ wa Thiong’o et Micere Githae Mugo et travaillent dans le département d’anglais de l’université de Nairobi, une institution encore très marquée par ce qu’Anibal Quijano, Walter Mignolo ou Enrique Dussel vont analyser sous le concept de « colonialité du pouvoir » (et ses déclinations : colonialité du savoir, du genre, de la race, etc.)1.
Africaniser les programmes
En 1968, un petit groupe d’enseignants mené par Ngũgĩ pétitionne pour débaptiser le département (qui passerait de English Dept à Literature Dept) et africaniser un tant soit peu les programmes. C’en est trop pour les autorités, qui passent à l’offensive. Brimades, emprisonnement, tortures et exil. Ngũgĩ wa Thiong’o se retrouve dans une prison de haute sécurité pendant plus d’un an avant qu’une mobilisation de grande ampleur lancée par Amnesty International ne lui sauve la vie en le jetant sur le chemin de l’exil à Londres, à New York et en Californie. Micere, elle, s’exilera à New York, puis dans le Zimbabwe du camarade Robert Mugabe – alors fréquentable –, où elle retrouvera d’autres artistes africains exilés à l’instar de la grande romancière ghanéenne Ama Ata Aidoo (1940-2023), qui, elle aussi, nous a quittés récemment après une existence de création et d’activisme féministe et humaniste bien remplie
Source : Afrique XXI – (Le 30 août 2023)
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