Le dalaï-lama, de Lhassa à Dharamsala : le récit d’un interminable exil

Le Monde Récit« Dalaï-lama, l’incroyable destin » (1/6). Le chef spirituel des Tibétains est revenu dans l’actualité, au printemps, au détour d’une polémique sur son attitude devant un enfant qu’il recevait dans sa résidence indienne. « Le Monde » retrace le parcours de Tenzin Gyatso, cet homme de 88 ans qui incarne le destin de son pays, occupé par les Chinois.

C’était à Taktser, village reculé des confins tibétains, durant l’année 1937. Ce jour-là, dans une modeste ferme de pierre et de boue, un bambin s’empare des objets rituels que lui présentent des grands lamas venus de Lhassa, la capitale : « C’est à moi ! C’est à moi ! », s’écrie-t-il.

Ces objets ont appartenu au 13dalaï-lama, mort quatre ans plus tôt. Le petit garçon, âgé de 2 ans, s’appelle Lhamo Dhondup et sera bientôt identifié comme le tülkou (réincarnation) de son défunt prédécesseur. Alors que le spectre d’une nouvelle guerre mondiale se profile ailleurs sur la planète, le royaume des Neiges, ce Tibet encore nimbé de mystère et presque coupé du monde extérieur, vient de trouver son nouveau guide spirituel.

Héritier d’une lignée remontant à l’an 1391, l’enfant connaît des débuts somme toute classiques pour un jeune dalaï-lama : non seulement, si l’on en croit le « récit » tibétain en vigueur, il identifie des choses qu’il n’a aucune raison d’avoir déjà vues, mais il réagit dans la langue de Lhassa, qu’il ne pouvait connaître, l’idiome tibétain parlé par ses parents dans cette lointaine province de l’Amdo étant fort différent… Comme durant les « missions » organisées depuis des siècles pour trouver les tülkous des dalaï-lamas précédents, ce genre de signes prouvent sans conteste, aux yeux des Tibétains, qu’un nouvel « océan de sagesse » a été trouvé. Lhamo Dhondup, le bien nommé « déesse propice » à sa naissance, va ainsi devenir Tenzin Gyatso, son patronyme de dalaï-lama, 14e du nom.

En 1939, le premier voyage vers Lhassa de cet enfant, transporté sur un palanquin tiré par deux mules à travers les somptueux paysages des hauts plateaux, inaugure cependant un destin rien de moins qu’extraordinaire. Car, dès 1950, l’invasion chinoise va bousculer le calendrier politique du jeune homme, qui aurait dû normalement attendre l’âge de la majorité pour assumer son statut de chef temporel. Alors que le drapeau rouge flotte déjà sur les régions orientales du Tibet, le Kashag (gouvernement) décide de mettre fin à la régence en cours et de confier les rênes du pays à un adolescent de 15 ans. Sa très jeune Sainteté vient d’être, à son corps défendant, précipitée dans l’histoire.

 

Véritable barrage protecteur

 

Aujourd’hui âgé de 88 ans − il est né le 6 juillet 1935 −, le « Précieux Protecteur » vit à Dharamasala, en Inde, où il est exilé depuis plus de six décennies après avoir fui le Tibet. Pendant tout ce temps, la vénération dont il a été l’objet de la part de près de 7 millions de Tibétains, dont environ 130 000 dispersés sur les cinq continents, ne s’est jamais démentie : la « Présence » (kundun), comme l’appellent également ses fidèles, reste l’objet d’un culte à nul autre pareil.

En tant que chef spirituel, il chapeaute les quatre grandes écoles du bouddhisme tibétain : la secte des Gelugpa, à laquelle il appartient, la plus récente école, dite « réformée » (XIVe siècle) ; celle des Nyingmapa, les « anciens » ; celle des Sakyapa, qui privilégie les pratiques méditatives ; et enfin celle des Kagyupa, l’école de la « transmission orale ».

Portrait en 1939 du jeune Tenzin Gyatso, assis dans le temple d’Usersky-Dazan, en Mongolie. Il vient d’être reconnu par les prêtres du temple de Lhassa comme le 14ᵉ dalaï-lama, incarnation de ses prédécesseurs.

 

Même s’il a renoncé en 2011 à ses pouvoirs de chef du gouvernement en exil, le dalaï-lama demeure l’icône absolue. Il est l’émanation d’Avalokiteshvara, « bouddha de la compassion », saint patron du Tibet et divinité la plus chérie d’entre toutes celles qui flottent au sein du vajrayana (le « véhicule du diamant », le bouddhisme tibétain).

Surtout, il concentre sur sa personne les aspirations politiques, culturelles et mystiques d’un peuple meurtri par des décennies d’occupation et d’oppression chinoise – à la fois ceux qui sont restés « à l’intérieur » et les exilés de la diaspora en Inde, au Népal, au Bhoutan, en Australie, en Europe ou en Amérique du Nord. « Le dalaï-lama, c’est le Tibet, le Tibet, c’est le dalaï-lama », résume, sur le ton de l’évidence, la vice-présidente du Parlement tibétain en exil à Dharamsala, Dolma Tsering.

Les années passant et l’espoir d’un Tibet libre, ou même simplement autonome, devenant désormais si ténu que le dalaï-lama semble avoir lui-même renoncé à l’évoquer, la question de la longévité d’une icône vieillissante et physiquement affaiblie est devenue un motif de préoccupation constante pour ses compatriotes. D’autant que Tenzin Gyatso a évoqué une perspective affolante pour ses fidèles : comme il refuse de voir son « émanation » se réincarner sur une terre occupée, a-t-il affirmé à plusieurs reprises, il pourrait bien être le dernier de la lignée. Ses coreligionnaires, eux, espèrent évidemment que l’échéance de sa disparition sera la plus lointaine possible. L’intéressé n’a-t-il d’ailleurs pas prédit qu’il vivrait jusqu’à 113 ans ? En attendant, son entourage a érigé autour de lui un véritable barrage protecteur, annonçant notamment qu’il n’accorderait plus aucune interview à la presse.

Une « marque » de la compassion universelle

 

Si la perspective inéluctable de son ultime « migration » et l’éventualité d’une fin de l’institution font à ce point trembler le monde tibétain, c’est que la disparition de cette « papauté » lamaïste affaiblirait grandement la « cause ». Autrement dit, la perpétuation de la culture et de la religion tibétaine chez les exilés, et le rêve, désormais hautement improbable, d’un retour au Tibet. Sa mort priverait ainsi la diaspora de son porte-parole le plus illustre et sans doute le plus efficace, compte tenu de sa popularité internationale. En 2015, son plus jeune frère, Tenzin Choegyal, un rinpoché (lama réincarné) connu pour son franc-parler, avait exprimé un pessimisme radical lors d’un entretien accordé au New York Times : « Quand Sa Sainteté nous aura quittés, s’était-il exclamé, nous serons finis ! »

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 (Dharamsala, envoyé spécial) et (Dharamsala, envoyée

Source : Le Monde
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