Algérie – En finir avec le mythe Camus

Orientxxi.info  Plus de 63 ans après sa mort, Camus est toujours mobilisé en marge des commémorations liées à la colonisation française en Algérie pour défendre l’idée d’un « juste milieu » entre l’OAS et le FLN. Dans les commentaires qu’il continue de susciter, son dernier roman (inachevé) Le Premier Homme est toujours ignoré. Le texte montre pourtant une vision mythologique de la conquête coloniale, qui relève de l’imaginaire réactionnaire.

 

Peu d’écrivains français, qui plus est du XXe siècle, jouissent aujourd’hui de la postérité d’Albert Camus, devenu depuis les années 1990, la chute du bloc communiste et la construction de l’espace européen aidant, un écrivain « universaliste ». À une époque où parler des « extrêmes » ne relève même plus de l’abus de langage, on salue la lucidité visionnaire de l’auteur de L’Homme révolté qui, déjà à l’époque, renvoyait dos à dos le nazisme et le communisme comme deux avatars du terrorisme d’État.

L’auteur incarne désormais le consensus de la démocratie libérale, la « juste mesure » d’une morale centriste devenue capable d’établir une équivalence entre la violence du colonisateur et celle du colonisé, en rejouant le match Sartre-Camus d’où le premier sort inexorablement perdant. Mieux, le natif d’Alger qui, à la question de savoir s’il était de gauche, avait répondu « oui, malgré elle et malgré moi », a été depuis récupéré par une droite dure, voire réactionnaire, comme en témoigne le souhait émis par Nicolas Sarkozy en 2009 de le panthéoniser, ou encore la biographie fantaisiste (et truffée d’erreurs) de Michel Onfray en 2012, L’Ordre libertaire.

Si de nombreux textes camusiens n’ont rien perdu de leur beauté ou de leur puissance, si certaines de ces citations relèvent de ce qu’on appelle des punch lines (« Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde » ; « La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme » ; « Le charme : une manière de s’entendre répondre “oui” sans avoir posé aucune question claire »), une thématique continue à revenir régulièrement : celle de la position de l’auteur quant à la question algérienne.

On y trouve d’un côté les défenseurs de Camus l’incompris, plaidant la complexité d’un homme torturé qui a « mal à l’Algérie », comme il l’écrit dans ses Carnets. Ce camp est souvent prompt à mobiliser des textes de jeunesse comme la série de reportages pour Alger républicain « Misère de la Kabylie » (1939), son récit L’Hôte dans L’Exil et le royaume (1957) ou ses demandes de grâce pour des Algériens condamnés à mort pour terrorisme, notamment à la demande de Germaine Tillion. Tandis qu’en face, on rappellera inexorablement le meurtre de l’Arabe dans L’Étranger ou sa citation « Je défendrai ma mère avant la justice » — une interprétation hors contexte, plaide-t-on de l’autre côté.

Étonnantes absences dans les deux cas, celles des deux textes sur lesquels Albert Camus travaille alors qu’on est en pleine guerre de libération : les Chroniques algériennes (Actuelles III) publiées en 1958, et son dernier roman, Le Premier Homme, que l’auteur mort prématurément dans un accident de voiture le 4 janvier 1960 n’a pas pu achever, mais qui sera publié à titre posthume en 1994.

 

« Pauvres et sans haine »

 

Les deux projets marquent la volonté de l’auteur nobélisé de rompre le silence, lui qui ne s’était pas prononcé publiquement depuis 1956 sur la question algérienne. Dans les deux ouvrages, l’on retrouve l’idée de restituer une certaine « vérité », en choisissant de « ne plus témoigner que personnellement, avec les précautions nécessaires », selon les mots de l’écrivain dans la préface des Chroniques, où il condamne en même temps la torture exercée par l’armée française en Algérie et les attentats contre les civils français. Agnès Spiquel dira du choix du titre de cet ouvrage que ce « pluriel met en avant l’idée que les faits seraient assez parlants pour qu’on puisse se contenter de les enregistrer ». Témoigner donc pour livrer son propre récit sur « des hommes et des femmes de son propre sang ».

En proie au doute face à la complexité et l’urgence de la situation, Camus revient dans Le Premier Homme à son enfance, à ses années algériennes dans une famille dont il relève davantage l’appartenance socio-économique que le statut de Français d’Algérie. Il déclare d’ailleurs dans les Chroniques : « Je résume ici l’histoire des hommes de ma famille qui, de surcroît, étant pauvres et sans haine, n’ont jamais exploité ni opprimé personne ». Or, affirme-t-il, « les trois quarts des Français d’Algérie leur ressemblent ». La grande Histoire est lisible entre les lignes de ce récit personnel. La réédition de ses écrits de jeunesse L’Envers et l’endroit en cette même année 1958, avec une préface, ne fait que renforcer ce désir de témoignage : « Voici les miens, mes maîtres, ma lignée ».

Dans le « royaume de misère » de son enfance que Camus incarne dans Le Premier Homme à travers le portrait de la famille de son double Jacques Cormery, tout apparaît sous le signe de la parcimonie, les biens matériels comme l’expression des sentiments. Nous voilà bien loin de l’enfance bourgeoise d’un Sartre placée sous le signe des Mots, avec cette mère pour qui le vocable même de « bibliothèque » est difficile à prononcer. Mais qu’on ne s’y trompe pas : enfance pauvre certes, mais tout de même heureuse, et digne surtout, dans l’ascétisme d’une « pauvreté aussi nue que la mort ». L’auteur semble relater le souvenir de sa mère pour expier la culpabilité de celui qui a fréquenté la bourgeoisie intellectuelle de Saint-Germain-des-Prés : « Jacques, du plus loin qu’il se souvînt, l’avait toujours vue repasser l’unique pantalon de son frère et le sien, jusqu’à ce que lui partît et s’éloignât dans l’univers des femmes qui ne lavent ni ne repassent ».

On trouve là un écho à son propos dans les Chroniques où il transforme le conflit politique qui l’oppose aux intellectuels français partisans de l’indépendance algérienne en une affaire de classe sociale : « Une certaine opinion métropolitaine, qui ne se lasse pas de les [les Français d’Algérie] haïr, doit être rappelée à la décence ». Son texte est une double charge, avec Sartre en ligne de mire, tant contre ceux qui réduisent la réalité algérienne à des considérations théoriques sur la politique et la justice, que contre le « partisan français du F.L.N. » qui donnerait à lire une caricature des Français d’Algérie, « coupables d’être les complices et les bénéficiaires d’un système qui opprime et exploite les autochtones ». Il oppose aux « articles qu’on écrit si facilement dans le confort du bureau » la concrétude d’un argument d’autorité. Le tableau d’une Nativité quasi christique ouvre d’ailleurs son roman autobiographique et ambitionne d’illustrer un cosmopolitisme revendiqué et la possibilité d’une vie paisible entre les « deux communautés d’Algérie ». Dans la mythologie de l’auteur, la misère devient une patrie où tous les trimards cohabitent et se côtoient, bien qu’ils ne se mélangent pas.

Un mythe biblique

C’est précisément dans la mythologie que le livre bascule à partir du chapitre intitulé « La Recherche du père », où Camus tente de reconstituer la vie de son père mort à la guerre en 1914 alors que lui-même n’a pas encore un an. Or, au vu du peu de documents dont il dispose, l’auteur ne peut opérer qu’une reconstitution partielle : « Le reste, il fallait l’imaginer ». La figure paternelle sera par conséquent mi-réaliste mi-fictive, comme un récit des temps anciens que l’imagination finit par transformer en légende. La mission qu’il se donne est de lui rendre un visage et une voix, ainsi qu’à toute sa famille et, par extension, à toute sa communauté, en remontant jusqu’aux vagues de colons de 1848 et de 1871 : « Arracher cette famille pauvre au destin des pauvres qui est de disparaître de l’histoire sans laisser de traces. Les Muets ».

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Sarra Grira

Journaliste, docteure en littérature française. Responsable des pages arabes d’Orient XXI.

 

 

 

Source : Orientxxi.info  

 

 

 

 

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