Le Monde – Décryptage – « Les métamorphoses de l’amitié » (4/6). Les relations amicales peuvent-elles survivre au dissensus ? Si la bienveillance envers les idées de ses amis est importante, les désaccords peuvent provoquer des difficultés de communication.
Ce n’est presque rien, un grain de sable dans une machine autrefois si bien huilée. Soudain, de minimes points de friction sont apparus entre vous et vos amis, symptômes d’une divergence d’opinions. Il y eut d’abord un désaccord mineur sur le lieu des prochaines vacances (prendre l’avion pour rester au bord d’une piscine est-il bien nécessaire ?) ; puis une escarmouche à la suite d’une blague aux accents sexistes. Rien qui ne puisse faire l’objet d’une discussion apaisée entre adultes ; rien qui ne mette en danger une amitié.
Mais, dans l’interstice creusé par le désaccord entre les camarades, un doute s’est logé. Peut-on vraiment être ami avec quelqu’un qui ne partage pas nos idées ? Si, dans la fiction, les tandems contrastés ont du succès, de Sherlock Holmes et le docteur Watson à Astérix et Obélix, qu’en est-il dans la réalité, lorsque des divergences dans les valeurs et dans les idées se font jour ?
Tout dépend, semble-t-il, de si l’on s’intéresse aux discours ou aux pratiques. En matière de religion, par exemple, l’inimitié entre croyants de cultes différents a longtemps été la règle, officielle ou officieuse. Aurélie Prévost, docteure en histoire, a notamment étudié cette question pour le XVIe siècle, alors que les guerres de religion battent leur plein. « Aux yeux des religieux de l’époque moderne, l’amitié doit être conforme à la raison et à la religion ; si le protestantisme s’est étendu, c’est selon eux à cause de l’existence de mauvaises amitiés. Un catholique ne peut agir contre Dieu, même au nom de l’amitié », souligne l’historienne.
« Amitié voisinale »
Il s’agit cependant là d’un interdit de principe : « Même pendant la période des guerres de religion, la différence religieuse n’est pas systématiquement vue comme une barrière empêchant les liens sociaux. Comme, dans les faits, il n’y a pas de ségrégation professionnelle ou spatiale stricte, des amitiés peuvent naître entre protestants et catholiques », nuance Aurélie Prévost. Les liens de sociabilité prévalent ainsi parfois sur le sentiment religieux ; c’est l’idée d’« amitié voisinale » (une amitié entre voisins).
Quelques siècles plus tard, cette tolérance est devenue la norme, et les Français figurent parmi les Européens qui se déclarent les moins regardants quant aux convictions religieuses de leur partenaire ou de leurs amis. Ce discours est en partie dû au processus de sécularisation très avancé en France, et à l’importance de la laïcité dans le système de valeurs français.
Une telle bienveillance envers les opinions de ses amis s’étend d’ailleurs au domaine politique, note la sociologue Anne Muxel, directrice de recherche au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CNRS/Sciences Po). Dans l’enquête « Amour, famille et politique », qu’elle a coordonnée en 2011, seules 30 % des personnes interrogées considéraient comme important de partager les mêmes opinions politiques que leurs proches pour construire « une relation vraie et durable ». Les idées politiques arrivaient ainsi loin derrière les valeurs morales, les principes éducatifs ou les goûts culturels, jugés plus cruciaux par les sondés.
« Du point de vue des normes et des représentations, nous assistons à une démocratisation de l’intime, note la sociologue. C’est-à-dire que le processus d’individualisation à l’œuvre dans nos sociétés a renforcé l’application de la norme démocratique, qui suppose le respect des différences et du pluralisme des opinions, à l’intime. »
Souffrance psychologique
Pour autant, là encore, l’écart entre les principes et la réalité est grand. « Si, d’un point de vue normatif, l’idée prévaut que l’on doit accepter et respecter les désaccords et que c’est même louable, ils sont difficiles à supporter dans la réalité des interactions affectives », souligne Anne Muxel. La dissension politique peut effectivement mener au conflit et engendrer des difficultés de communication entre amis, voire une souffrance psychologique. Résultat, une majorité d’individus (61 %) déclare dans la même enquête préférer une discussion politique avec « quelqu’un qui a plutôt les mêmes idées » que lui, et 70 % des personnes interrogées indiquent fréquenter des amis du même bord politique qu’elles.