Surpêche au Sénégal – Le spectre d’un « désert liquide »

Afrique XXI – Reportage · Venus d’Europe ou d’Asie, des navires de pêche industrielle écument les côtes sénégalaises depuis des décennies, jouant un rôle majeur dans la raréfaction de la ressource halieutique. Un pillage qui pose des questions de sécurité alimentaire dans toute l’Afrique de l’Ouest.

Mais où sont passés les poissons ? Sur la plage de Soumbédioune, un des hauts lieux de la pêche artisanale à Dakar, Adama Thiam, 60 ans, regarde vers le large : « Actuellement, le poisson se fait rare. Ça devient très difficile d’en attraper. On est obligé d’aller de plus en plus loin, jusqu’à 110 kilomètres des côtes parfois. » Sur les 718 kilomètres de la façade atlantique sénégalaise, le constat est le même : mise à mal par la surpêche, la ressource n’a plus l’abondance d’antan.

Les experts de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) confirment : au large du nord-ouest de l’Afrique, le bonga et la très populaire sardinelle – que l’on retrouve, chez les ménages modestes, dans le thiéboudienne (riz au poisson), le plat national sénégalais – sont « surexploités », lit-on dans un rapport de 2021. Ce phénomène « constitue une menace grave pour la sécurité alimentaire et l’emploi dans la sous-région ». C’est particulièrement vrai au Sénégal, où les prix explosent, alors que le poisson est la première source de protéines animales dans l’alimentation de la population. Le secteur de la pêche fournit du travail à plusieurs centaines de milliers de personnes.

Mais le désespoir guette. « Beaucoup de jeunes pêcheurs ont migré en Espagne, rapporte Adama Thiam. Il y a quelques semaines, mon propre fils aîné est parti en pirogue pour les Canaries. Quand il m’a fait part de sa décision, je lui ai donné ma bénédiction. Le voyage est dangereux, mais qui ne risque rien n’a rien… Maintenant il est là-bas. » Si le fils d’Adama est arrivé à bon port, ce n’est pas le cas de tous les candidats à cette traversée périlleuse. Selon l’ONG espagnole Caminando Fronteras, entre 2018 et 2022, 7 865 personnes originaires de 31 pays différents auraient trouvé la mort en tentant de rejoindre les côtes espagnoles des Canaries à bord de pirogues et de canots pneumatiques. Plus récemment, quelque 300 personnes parties ces dernières semaines des côtes sénégalaises à destination des Canaries ont été portées disparues.

 

« Bradage à vil prix »

 

Qui vide les eaux de l’Afrique de l’Ouest ? Au Sénégal, les pêcheurs artisanaux pointent avant tout la responsabilité de la flotte industrielle internationale, « composée principalement d’entreprises chinoises, turques, russes, coréennes et européennes », comme le détaillait Greenpeace en 2020 dans son rapport intitulé : « Mal de mer : pendant que l’Afrique de l’Ouest est verrouillée par la Covid-19, ses eaux restent ouvertes au pillage ». Profitant des défaillances des États en matière de surveillance, des bateaux étrangers opèrent de manière totalement illicite. « En février dernier, on a repéré un gros chalutier battant pavillon russe. Il a passé deux semaines dans les eaux sénégalaises sans être inquiété », déplore Aliou Ba, chargé de campagne « Océan » pour Greenpeace Afrique.

Dans d’autres cas, l’accaparement des ressources se fait de façon légale. L’Union européenne (UE) en profite depuis des décennies. C’est en 1979 que le premier accord de pêche a été signé entre l’Europe et le Sénégal. De plus en plus impopulaire, il a néanmoins été renouvelé régulièrement, jusqu’à sa suspension en 2006. En 2014, un nouvel accord, beaucoup moins permissif, est entré en vigueur. Depuis 2019, il n’autorise plus que 45 bateaux européens à pêcher dans les eaux sénégalaises, pour des prises limitées à 10 000 tonnes de thon et 1 500 tonnes de merlu noir par an.

Sur Euronews, en février 2022, l’ambassadrice de l’UE au Sénégal, Irène Mingasson, niait tout abus : « Le merlu et le thon sont des espèces qui ne sont pas pêchées par les pêcheurs artisans sénégalais. Donc il n’y a pas de concurrence, ni sur les espèces ni, de ce fait, sur les zones de pêche. » L’argument ne convainc pas Aliou Ba, qui assure au contraire que plusieurs espèces de thon – le wakhandor en wolof (thon obèse), le listao, le thon mbara, etc. – sont bien pêchées par les petits pêcheurs, surtout à Dakar et sur la Petite Côte. À ses yeux, « la meilleure chose à faire, ce serait de soutenir les pêcheurs sénégalais pour qu’ils investissent plus sur ce genre de ressources ».

Au sein de la classe politique locale, on critique le montant, jugé trop faible, versé à l’État par l’UE et les armateurs : 3 millions d’euros par an. « Un bradage à vil prix de nos ressources halieutiques », dénonce le Pastef, le parti du principal opposant, Ousmane Sonko.

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Clair Rivière

Journaliste indépendant entre Dakar et Marseille, Clair Rivière travaille notamment sur des questions de droits humains et de migration.

Source : Afrique XXI 

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