Récit – Dans ma famille, on a effacé les Noirs

En dialoguant avec sa grand-mère, la chroniqueuse latina Jean Guerrero se découvre des origines noires dont personne ne lui avait parlé. Et pour cause : sa famille portoricaine veut absolument éviter d’être identifiée aux Noirs. Une attitude aux racines profondes, courante en Amérique latine, qui commence à être remise en cause, comme le raconte l’autrice.

Courrier international  – Il y a deux ans, j’ai demandé à ma grand-mère de 86 ans de me montrer des photos de ses parents. C’était pendant la pandémie de Covid et, étant confinées chez ma mère à San Diego [en Californie], nous passions beaucoup de temps ensemble.

Abuelita Coco, une vieille dame grêle et pâle, commence à perdre la mémoire à court terme, mais elle évoque volontiers des bribes de son lointain passé. Elle est allée fouiller dans le placard de sa chambre, en a ressorti des albums de photos de sa vie à Porto Rico et les a étalés sur son lit. Nous portions des masques et nous étions vaccinées, mais je suis restée un peu à l’écart pour lui donner le temps de les regarder seule.

Un peu plus tard, elle me montre une photo d’un homme sec d’apparence blanche. “Ça, c’était mon père”, me dit-elle en espagnol. “Et ta maman ?” Elle a eu beau chercher partout, elle n’a trouvé aucune photo d’elle, m’assure-t-elle. Peut-être que tout compte fait elle ne les a jamais ramenées de Porto Rico, lâche-t-elle en guise d’explication.

Un sujet sensible

Je ne suis pas convaincue. Il est impossible qu’elle ait oublié les photos de sa mère lorsqu’elle est venue s’installer chez nous quand j’étais encore adolescente, au début des années 2000. L’idée qu’elle ne veuille pas que je voie sa mère m’effleure. Je me rappelle une conversation avec mon père, originaire du Mexique, des années auparavant : il pensait que ma grand-mère maternelle était d’ascendance noire. Il le devinait dans ses traits et ceux de ma mère. Elles m’avaient pourtant tout l’air d’être blanches, objectai-je. Mon père me conseilla d’y regarder de plus près, mais ajouta qu’il valait mieux que je ne cherche pas trop à savoir. Il avait un jour posé la question à Abuelita Coco, et cela l’avait “mise hors d’elle”.

À chacune de mes visites, je demande innocemment à Abuelita Coco des photos de sa mère. Elle pense toujours que c’est la première fois que je lui fais cette demande. Un soir, au bout de quelques semaines de discrète insistance, elle finit par me présenter une photo en noir et blanc. “C’était ma mère”, dit-elle calmement. Je vois une femme aux pommettes hautes et au sourire timide, le menton posé sur l’épaule d’Abuelita Coco. Elle portait une robe blanche de tous les jours. Elle était très belle et, de toute évidence, noire, avec une peau foncée couleur chocolat. “Ta maman était afro-portoricaine”, fais-je remarquer.

Le visage de ma grand-mère se crispe. “Sa peau était aussi blanche et aussi belle que la mienne”, réplique-t-elle en espagnol, levant sa chemise pour découvrir son ventre pâle. Je lui fais remarquer qu’il n’y a rien de mal à être noir, et son regard s’embue. Sa mère était peut-être trigueña, “couleur de blé”, convient-elle, mais certainement pas noire.

En recherchant dans les archives publiques en ligne, je découvre que ma grand-mère, Monserrate Torres, était classée dans la catégorie “C” – pour colored, désignant les “personnes de couleur”, c’est-à-dire les Noirs – dans le recensement des États-Unis de 1930, qui considérait comme noire toute personne possédant ne serait-ce qu’une seule goutte de sang noir. Dans un recensement ultérieur, Abuelita Coco, alors âgée de 2 ans, se retrouva également du côté noir de cette ligne de fracture. Mon grand-père maternel était lui aussi identifié comme noir. Sa mère, une couturière du nom de Pura Feliciano, était quant à elle recensée comme “mulâtre”, à l’époque où cette catégorie existait. Et le père de Pura était désigné par la lettre N, pour Negro.

“Mon frère n’était pas noir”

Aujourd’hui, en feuilletant les albums d’Abuelita Coco, je me demande comment j’ai pu être aussi aveugle à nos origines africaines. Page après page, je trouve des photos de parents plus ou moins éloignés au teint clair, posant aux côtés d’autres membres de la famille dont les traits afro-portoricains me sautent maintenant aux yeux, à commencer par le frère de ma mère, mon tío, mort d’une crise cardiaque il y a plus d’une dizaine d’années.

“Mon frère n’était pas noir”, m’assure ma mère. Il ne se définissait pas comme Noir. “Il était blanc”, insiste-t-elle. Troublée par sa conviction, j’examine les photos à la loupe. Il est vrai que quand mon oncle portait les cheveux courts plutôt qu’une coupe afro et ne s’exposait pas au soleil, il y avait une certaine ambiguïté. Néanmoins, des militants et des démographes se sont mobilisés ces derniers temps pour encourager les Portoricains à revendiquer en plus grand nombre leur identité noire. “Tu ne penses pas que, s’il était encore vivant, il se déclarerait noir ?

— Il se déclarerait portoricain, rétorque-t-elle. Il était portoricain.”

C’est irritant de discuter de cela avec elle. Lorsque je lui parle des documents officiels que j’ai retrouvés, elle admet que sa famille avait une ascendance noire. Mais elle me reproche d’être obsédée par la question de la race. Moi, je lui reproche d’être dans le déni sur le rôle que continue de jouer la question raciale dans notre pays. “Nous sommes la race humaine”, s’emporte-t-elle.

“Pourquoi donc te focalises-tu sur cette fichue histoire de race ? Pour séparer les gens comme du bétail ? Comme des chevaux ?”

Je ne sais pas qui, de ma mère ou de moi, a le plus l’esprit colonisé. C’est peut-être elle qui a raison : ne suis-je pas en train de racialiser ma famille, à travers mon regard de personne assimilée ?

“Est-ce que tu coches la case ‘Noire’, maintenant au recensement ?” me demande-t-elle avec une pointe d’exaspération. Non. Je ne me sens pas en droit de revendiquer cette identité sur un formulaire officiel, dans la mesure où j’ai bénéficié des privilèges associés au fait d’être perçue comme une Blanche.

Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi, en grandissant, je n’ai pas été encouragée à me sentir personnellement liée aux Noirs. Ma mère ne nie pas que ma nièce de 8 ans, dont le père est noir, soit elle-même noire. Elle l’engage même à en être fière. Mais alors pourquoi entretient-elle pour elle un rapport aussi différent à l’identité noire ? Je voudrais comprendre pourquoi elle et Abuelita Coco se sont distanciées aussi radicalement des Noirs. Comment en sommes-nous arrivés à une telle dissociation ?

 

Question de survie

En 1898, les États-Unis ont enlevé Porto Rico à l’Espagne. Les Américains blancs ont très rapidement imposé sur l’île un concept binaire de race, totalement décalé par rapport au vaste spectre de couleurs que distinguaient les Portoricains : blancos, negros, trigueños, mulattos, morenos [“blancs, noirs, dorés, mulâtres, brun foncé”], etc.

Ils assimilaient à des Noirs les Portoricains qui se considéraient comme un mélange de Blanc, de Taïno [une ethnie amérindienne des Caraïbes] et d’Africain. En 1909, le président Theodore Roosevelt a salué dans un discours l’expansion des “peuples de sang blanc ou européen” sur les terres des “simples sauvages”. En 1917, les États-Unis ont conféré aux Portoricains un statut de citoyens de seconde zone, privés de droit de vote ou de représentation, à moins qu’ils ne s’installent sur le continent.

Lire la suite

 

 

 

Los Angeles Times (Los Angeles)

 

 

 

Source : Courrier international 

 

 

Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source www.kassataya.com

Articles similaires

Voir Aussi
Fermer
Bouton retour en haut de la page