De la clandestinité à la régularisation, les sans-papiers dans les cantines du pouvoir

Le Monde  EnquêtePendant des années, ils ont accompli leur tâche dans l’illégalité, grâce à de faux documents ou à des identités prêtées. Le paradoxe, c’est qu’ils œuvraient au plus proche du pouvoir, dans les cuisines des tables fréquentées par des parlementaires parfois prompts à fustiger les immigrés. Avec l’aide de leurs employeurs, Camara Silly, Amadou Diallo, Ablaye Kane et d’autres collègues sont parvenus à régulariser leur situation.

C’est le lieu de rendez-vous de tous les parlementaires. Parce que Le Bourbon jouit d’une proximité immédiate avec l’Assemblée nationale, certains l’ont surnommé « la brasserie des complots ». Des réunions discrètes s’y organisent en sous-sol comme des déjeuners au vu et au su de tous. On y déguste un carpaccio de bœuf à 21,50 euros, on sirote un soda à 6 euros ou on s’autorise une crêpe au sucre à 7,50 euros. En cette fin du mois de mai, la clientèle déborde sur les terrasses. Mardi 23 mai, Marine Le Pen a dû attendre au comptoir avant qu’une table ne se libère. Le lendemain, le chef de file des députés Républicains (LR), Olivier Marleix, y a pris un café, tout comme le député Rassemblement national (RN) du Nord et vice-président de l’Assemblée nationale, Sébastien Chenu, qui pour discuter avec un journaliste, qui pour travailler un dossier sur un coin de table avec un collaborateur.

Ces derniers temps, au Bourbon, on cause beaucoup d’immigration. Car le gouvernement peine à dégager une majorité parlementaire pour présenter un projet de loi annoncé depuis des mois. La première ministre, Elisabeth Borne, a chargé le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, d’organiser des consultations d’ici au 14 juillet, pour aboutir à un vote cet automne. L’exécutif tente de rallier LR sur un texte qu’il considère « équilibré », mais la droite ne cesse de faire monter les enchères.

Au centre des discussions : la mesure emblématique qui prévoit de faciliter la régularisation des ­travailleurs sans papiers. LR en a fait une ligne rouge. « C’est vouloir ouvrir les portes en grand », a dénoncé Olivier Marleix, dans Le Journal du dimanche du 21 mai. « Aucun texte qui comporterait de nouvelles pompes aspirantes comme cette régularisation massive ne sera voté », a prévenu dans le même journal le sénateur de Vendée et président du groupe LR au Palais du Luxembourg, Bruno Retailleau, qui souhaiterait plutôt « rétablir le délit pour séjour clandestin ». Un discours qui a fait crier au plagiat l’extrême droite, dont la cheffe de file des députés, Marine Le Pen, assurait, le 1er février sur France Info, qu’au pouvoir elle serait « d’une fermeté totale avec les employeurs qui emploient des travailleurs clandestins ».

 

Au Bourbon, un cas d’école

 

Et pourtant, ironie de l’histoire, ces mêmes politiques qui bataillent contre la régularisation des sans-papiers croisent sans doute à l’heure du déjeuner, au Bourbon, Aboubakari Fofana, un Malien de 19 ans qui débarrasse les tables, apporte les plats en terrasse, fait la plonge du bar. Ils commandent peut-être un dessert parmi ceux que prépare tous les jours Amadou Diallo, un Sénégalais de 36 ans, le pâtissier de l’établissement. « Je n’ai que des étrangers en cuisine, reconnaît le directeur du Bourbon, Gilles Viala, 44 ans. Ils font les boulots que les Français ne veulent pas faire. Je peux comprendre pourquoi. On leur demande de travailler en horaires décalés, sans possibilité de télétravail, le week-end compris, et ils habitent à une heure de transport… On a une main-d’œuvre étrangère parce qu’elle a un peu moins le choix. » Autour de l’Assemblée nationale et du Sénat, dans les 6e et 7e arrondissements, où se concentrent aussi de nombreux ministères, rares sont les restaurants qui peuvent affirmer n’avoir jamais employé dans leurs cuisines des travailleurs sans papiers.

 

Amadou Diallo, à la brasserie Le Bourbon, à Paris, le 24 mai 2023.

Amadou Diallo, à la brasserie Le Bourbon, à Paris, le 24 mai 2023.

 

Amadou Diallo garde un souvenir intact du jour où il a rencontré les frères Viala. C’était un lundi, il y a plus de sept ans de cela. En France depuis deux ans déjà, il enchaînait les petites missions dans la restauration. Un matin, il s’est levé tôt pour aller déposer des CV dans tous les restaurants des quartiers chics parisiens, là où, a-t-il pensé, il aurait le plus de chances de trouver du travail. Son frère, avec qui il partage un studio à Bobigny, en Seine-Saint-Denis, officie lui-même dans les cuisines d’un établissement près de l’église de la Madeleine, dans le riche 8e arrondissement. Amadou Diallo est sorti à la station de métro Saint-Germain-des-Près et a fait du porte-à-porte en remontant la rue de l’Université, qui suit le cours de la Seine.

Arrivé au Bourbon, il a rencontré Jean-Pierre Viala. Le restaurateur ne voulait pas se mettre dans la situation d’employer illégalement un étranger sans titre de séjour. Il a demandé à Amadou Diallo s’il avait des papiers. Le Sénégalais a répondu oui, sans trembler. Il n’en était rien. Le surlendemain, il est revenu pour son premier service, en présentant un faux document. Le patron n’y a vu que du feu. « Je devais commencer à 7 heures. A 6 heures, j’étais devant la porte. J’ai épluché les patates, les carottes, les oignons. On m’a demandé si j’étais prêt à faire le ménage. Moi, je suis là pour gagner ma vie et aider la famille au pays, je peux tout faire. »

Au bout de trois ans dans les cuisines du Bourbon, Amadou Diallo s’est armé de courage et a avoué à Jean-Pierre Viala qu’il était sans papiers. « Je tremblais, ce jour-là. J’ai dit à Jean-Pierre : “Si tu me vires, c’est fini pour moi.” » Les bons mois, il gagne 2 000 euros. Il en envoie la moitié dans la région de Tambacounda, dont il est originaire, dans l’est du Sénégal, où ils seraient une soixantaine à dépendre de lui. Les frères n’ont pas beaucoup hésité. « On était content de son travail », dit ­simplement Gilles Viala. Ils ont soutenu la demande de régularisation de leur employé, qui avait déjà réuni vingt-quatre bulletins de salaire et les preuves de sa ­présence en France depuis au moins trois ans. Pour pouvoir déposer une demande en préfecture, il ne lui manquait plus qu’une promesse d’embauche de ses employeurs, qu’ils se sont empressés de rédiger.

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Source : M Le MagLe Monde  

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