Au Sénégal, chronique d’une insurrection annoncée

Afrique XXIAnalyse · La tension entre le pouvoir et le camp d’Ousmane Sonko, très populaire chez les jeunes, n’a cessé de grimper depuis deux ans. En instrumentalisant la justice depuis son élection afin d’écarter ses principaux concurrents et en laissant penser qu’il briguerait un troisième mandat, Macky Sall a pris le risque de faire de l’ancien lanceur d’alerte un martyr, et de voir la rue s’embraser.

En mars 2021, le Sénégal était, cinq jours durant, et en plusieurs endroits, le théâtre d’un déferlement de manifestations spontanées après l’arrestation d’Ousmane Sonko, perçue comme un abus du pouvoir. Au cours de ces cinq jours d’émeutes, 14 manifestants avaient perdu la vie, dont 12 (parmi lesquels 3 mineurs) à la suite de tirs par balles de la police, de la gendarmerie et de l’armée. Plusieurs bâtiments publics et biens privés avaient été détruits par les manifestants en furie.

Ce furent les « régulateurs sociaux », à savoir les marabouts et des leaders de la société civile, qui finirent par apaiser la situation en négociant un compromis entre le pouvoir et l’opposition. Cinq jours après son interpellation, la justice plaçait Ousmane Sonko sous contrôle judiciaire et le libérait tout en confisquant son passeport. Le M24, qui coordonnait alors l’action des partis politiques et de la société civile, suspendait son appel à manifester. Les « régulateurs sociaux » visitaient les familles des victimes (morts et blessés), leur accordant des réparations « officieuses » pour les dommages subis et appelant à la paix. L’État sénégalais ne reconnaissait toutefois pas sa responsabilité envers ces victimes et ne montrait aucune volonté de poursuivre les enquêtes sur ces violations des droits humains.

Deux ans plus tard, le Sénégal vit des journées similaires à celles de mars 2021. La condamnation d’Ousmane Sonko et de Ndeye Khady Ndiaye, propriétaire du salon de massage Sweet Beauty, à une peine de deux ans d’emprisonnement ferme pour, respectivement, « corruption de la jeunesse » et « incitation à la débauche », a immédiatement entraîné une autre série de manifestations réprimées dans le sang. Lors des journées du 1er et du 2 juin, 15 personnes ont été tuées selon le ministère de l’Intérieur – un bilan déjà plus lourd que celui de mars 2021. Le Sénégal vit sa crise politique la plus sérieuse depuis 1988, année au cours de laquelle une grève générale et une contestation électorale avaient fait vaciller le pouvoir d’Abdou Diouf.

Ces derniers jours, la rue a encore une fois répondu aux défaillances de la République. Mais alors qu’en mars 2021 les médiateurs sociaux avaient pu décanter la situation, leur capacité à en faire de même aujourd’hui est loin d’être garantie, leur crédibilité et leur impartialité étant de plus en plus remises en question par l’opposition. Au cours de ces deux dernières années, et dans le contexte de l’affaire juridico-politique « Sweet Beauty », dont la conclusion judiciaire pourrait l’empêcher de se présenter à l’élection présidentielle de 2024, Ousmane Sonko, jusqu’alors simple membre de l’opposition, a pris une nouvelle envergure aux niveaux national et international, suscitant intérêts et craintes, en articulant les aspirations d’une jeunesse et d’une classe moyenne désabusées, et œuvrant à la crispation des relations entre la France et le Sénégal.

 

Au début était une plainte pour viols

 

Lors de l’éclatement de l’affaire « Sweet Beauty », en 2021, Rama Salla Dieng, militante féministe et maîtresse de conférences à l’Université d’Édimbourg (Royaume-Uni), écrivait que le « corps des femmes est depuis toujours une arène de batailles politiques »1 au Sénégal. Au début était une plainte pour viols et menaces de mort, soumise à la section de recherches de la gendarmerie de la Médina (un quartier de Dakar), à l’encontre de celui qui était alors député à l’Assemblée nationale. L’autrice de la plainte, Adji Raby Sarr, une employée du salon de massage payée au pourboire, accusait Ousmane Sonko de l’avoir violée à plusieurs reprises entre décembre 2020 et février 2021, et de l’avoir menacée de mort en cas de dénonciation. Si Ousmane Sonko a reconnu avoir fréquenté ce salon de massage pour ses problèmes lombaires, il a toujours nié les accusations portées contre lui et n’a cessé de dénoncer un complot politique.

L’affaire qui allait structurer les débats politiques pour les années à venir éclatait à un moment particulier : Macky Sall avait réussi à coopter l’opposant Idrissa Seck, arrivé deuxième à l’élection présidentielle de 2019, en le nommant président du Conseil économique, social et environnemental, et en ouvrant le gouvernement à plusieurs membres de son parti. En effet, le remaniement gouvernemental de novembre 2020 intégrait plusieurs anciens critiques du gouvernement comme Oumar Sarr, du Parti démocratique sénégalais (PDS), et Aissata Tall Sall, du Parti socialiste/Osez l’avenir, tout en éjectant plusieurs potentiels dauphins de Macky Sall comme Aminata « Mimi » Touré, Makhtar Cissé ou encore Amadou Ba, alors ministre des Affaires étrangères. Ce faisant, Ousmane Sonko était l’un des seuls opposants à Macky Sall encore en marge de ce genre de tractations.

L’accusation de viols et de menaces de mort qui devait sonner le glas de sa carrière politique et paver la voie à un « deuxième quinquennat »/« troisième mandat » pour Macky Sall a dominé les débats publics. Si les partisans de Sonko y voient une machination politique ayant pour but d’écarter du jeu un acteur politique qui se distingue par son discours radical contre le système politico-économique, mais aussi contre les relations étroites entre la France et le Sénégal et la corruption des politiques et de l’administration, ses contempteurs, parmi lesquels figurent les tenants du pouvoir, arguaient qu’il ne s’agissait que d’une simple affaire de mœurs impliquant un homme politique qui avait abusé de son statut.

Adji Sarr, 20 ans, issue d’un milieu social modeste, employée dans des conditions précaires dans un salon de massage, se trouvait ainsi au centre de l’attention ; par sa voix, et par ses propos, elle pesait sur les aspirations de millions de Sénégalais·es et pouvait déterminer la trajectoire politique de la nation. Une pression forte sur une jeune femme qui était entrée par effraction sur la scène publique et qui est devenue à son corps défendant un jouet pour les acteurs politiques sénégalais. Le fait qu’elle aurait été soutenue par Me Gaby So, avocat au barreau de Dakar, dans la rédaction de la plainte pour viols et menaces de mort, et que plusieurs membres de la coalition au pouvoir l’aient soutenue dans sa quête de justice, a très tôt donné à l’affaire un relent politique, de même que la levée de l’immunité parlementaire d’Ousmane Sonko, en février 2021, ainsi que les arrestations préventives de plusieurs membres de son parti.

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Ousmane Diallo

Ousmane Diallo est chercheur pour le Sahel/Sénégal au bureau régional d’Amnesty International pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre

Source : Afrique XXI

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