L’argent de l’esclavage, débat sur une compensation historique

Le Monde EnquêteAvec la loi Taubira, la France est devenue, en 2001, la première nation à qualifier l’esclavage et la traite négrière de « crimes contre l’humanité ». Mais en n’envisageant qu’une réparation « purement morale », elle a délaissé la réflexion sur les dédommagements matériels. Des intellectuels tentent, aujourd’hui, de pallier cet impensé.

Ce devait être l’honneur de la République. Dans son exposé des motifs, la proposition de loi du 22 décembre 1998, portée par la députée Christiane Taubira, annonçait que « la France, qui fut esclavagiste avant d’être abolitionniste, patrie des droits de l’homme ternie par les ombres et les misères des Lumières, donnera éclat et grandeur à son prestige aux yeux du monde en s’inclinant la première devant la mémoire des victimes de ce crime orphelin ». Pour la première fois, par une loi solennelle, une nation qualifiait la traite et l’esclavage de « crimes contre l’humanité ».

Néanmoins, entre la proposition initiale et le texte finalement adopté par l’Assemblée nationale, le 10 mai 2001, une modification devait se révéler lourde de conséquences. Dans sa première mouture, un article du projet de loi instaurait « un comité de personnalités qualifiées chargées de déterminer le préjudice subi et d’examiner les conditions de réparation ». Pourtant, dès la première lecture en commission des lois, le 10 février 1999, toute possibilité de réparations financières avait été écartée : il ne serait plus question que de « réparations purement morales ». La loi Taubira devenait une loi mémorielle, à dimension symbolique, mais sans portée normative.

Or, les demandes en réparations sonnantes et trébuchantes se multiplient depuis cette époque. A la Martinique, où est organisé, chaque année, le konvwa pou réparasyon (« convoi pour les réparations »), deux associations ont assigné l’Etat devant le tribunal de grande instance de Fort-de-France, en 2005, afin « d’évaluer le préjudice subi par le peuple martiniquais du fait de la traite négrière et de l’esclavage ». Le Mouvement international pour les réparations (MIR), soutenu par diverses associations françaises et panafricaines, a perdu en appel, mais il continue son action.

En septembre 2017, le Comité international des peuples noirs et le MIR de la Guadeloupe ont assigné l’exécutif pour le même motif. Le Conseil représentatif des associations noires (CRAN) a déposé, en 2013, une plainte contre la Caisse des dépôts et consignations (CDC) pour son enrichissement à la suite à l’abolition de l’esclavage en Haïti : la jeune république avait consenti à payer des réparations aux anciens colons, par l’intermédiaire de la CDC, en raison du « préjudice subi ». Puis, l’année suivante, le CRAN s’est tourné contre l’Etat et le groupe de construction SPIE Batignolles pour le traitement inhumain infligé aux travailleurs forcés qui bâtirent la ligne de chemin de fer reliant Brazzaville à Pointe-Noire, dans les années 1920.

Demandes de « réparation »

Jusqu’ici, les juges ont toujours rejeté les demandes de ce type, évoquant la nature purement symbolique de la loi Taubira, la prescription qui s’attache à toute action engagée contre l’Etat, ou encore les difficultés rencontrées dans la désignation de victimes. Le 9 mai 2017, veille de la Journée nationale des mémoires de l’esclavage, la députée Cécile Duflot avait pourtant présenté deux propositions de loi : l’une ouvrait la voie à des réparations matérielles, l’autre étendait la qualification de « crime contre l’humanité » au travail forcé (pratiqué dans les colonies françaises jusqu’en 1946). Sans succès : le contexte, à savoir les élections présidentielle et législatives, n’était guère favorable.

Pour comprendre le choix de n’envisager qu’une « réparation purement morale », il faut situer le cas français dans un contexte international. Après la guerre froide, les années 1990 sont marquées par de nouvelles formes de mobilisation au sein de sociétés civiles de plus en plus mondialisées. De toutes parts émergent en nombre croissant des demandes de réparation. Ce terme encore mal défini sert de point de ralliement à une diversité de revendications concernant les atteintes aux droits de l’homme ou aux crimes contre l’humanité. La question des réparations liées à l’esclavage, aussi ancienne que les abolitions elles-mêmes, se réorganise alors.

Les revendications varient beaucoup en fonction des situations nationales. C’est ce que montre la chercheuse brésilienne Ana Lucia Araujo dans son livre Reparations for Slavery and the Slave Trade (« réparations pour l’esclavage et le commerce des esclaves », Bloomsbury, 2017, non traduit). Alors qu’à Cuba les descendants d’esclaves exigent de meilleures conditions salariales, au Brésil, c’est la question de la redistribution des terres et celle de l’instauration d’une politique de « discrimination positive » qui sont mises en avant. Quant aux nations de la Communauté caribéenne (Caricom), comme la Barbade et la Jamaïque, c’est d’abord vers le Royaume-Uni qu’elles se tournent. Mais, en dépit de leur diversité, ces revendications sont unies par une grammaire conceptuelle commune.

Lire la suite

Source : Le Monde (Le 02 juin 2023)

Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source www.kassataya.com

Articles similaires

Bouton retour en haut de la page