
Afrique XXI – Reportage · Deux ans après la répression des manifestations de mars 2021, les proches des victimes dénoncent l’immobilisme de la justice. Au moins 12 personnes sont tombées sous les balles des forces de sécurité lors de ces journées d’émeutes. Mais les enquêtes sont au point mort dans un pays où les mécanismes de l’impunité policière sont anciens.
De téléphone en téléphone, la vidéo de la mort de Cheikh Wade a fait le tour du Sénégal (voir ci-dessous). Filmée par des témoins, elle montre un policier viser, puis tirer. On entend la détonation, puis quelqu’un qui demande : « Est-ce que le jeune homme est tombé ? »
– « Qui ça ? », répond une autre voix.
– « Le garçon sur la chaussée. »
– « Eh ! » L’image se déplace vers la gauche. « Oh mon Dieu, ils l’ont touché à la tête ! Oh mon Dieu, sa tête est cassée ! » Au sol, on distingue un corps inerte, enveloppé dans un drapeau sénégalais. Une voiture de police se rapproche, puis s’en va, sans lui prodiguer le moindre soin.
Cheikh Wade avait 32 ans. Tailleur de profession, il vivait et travaillait à Cambérène, dans la périphérie de Dakar, non loin du quartier des Parcelles assainies où une balle de la police l’a fauché. C’était le 8 mars 2021, au dernier jour des manifestations – qui ont viré en émeutes – déclenchées quelques jours plus tôt par l’arrestation de l’opposant Ousmane Sonko1. Ce dernier se rendait à une convocation du juge dans le cadre de la plainte pour viol déposée à son encontre par une jeune masseuse, Adji Sarr. Selon Amnesty International, les événements du 3 au 8 mars 2021 ont fait 14 morts (un chiffre reconnu par les autorités), dont 12 tués par balle par les forces de sécurité.
Un mois plus tard, le gouvernement annonçait la création d’une commission d’enquête « indépendante et impartiale ». Elle n’a jamais vu le jour. En décembre 2021, le président Macky Sall justifiait cet ajournement en arguant que c’était d’abord « à la justice de trancher ». Mais la justice traîne.
Deux ans après les faits, « personne n’a été tenu responsable de ces décès », dénonce Amnesty International, qui soutient les familles des victimes dans leur quête de justice. Le grand frère de Cheikh Wade, Abdoulaye, a été le premier à déposer plainte, dans les semaines qui ont suivi le drame. Il est depuis sans nouvelles : « Personne ne m’a appelé. Rien n’a encore bougé. » Me Amadou Diallo, le principal avocat de la section sénégalaise d’Amnesty, confirme que la procédure n’avance pas, pas plus dans le cas de Cheikh Wade que dans celui des autres victimes.
Des enquêtes de façade
Le 8 mars 2023, pour marquer le deuxième anniversaire des événements, les défenseurs des droits humains ont tenu une conférence de presse à Dakar. Me Amadou Diallo en a profité pour rappeler le cas du jeune Eli Cheikhouna Ndiaye, qui « ne participait à aucune manifestation », mais qui a tout de même été tué durant la répression. « Il a été enterré sans aucune enquête, sans aucune autopsie, de sorte qu’aujourd’hui, sa sœur ici présente ne sait pas dans quelles circonstances il a été tué, ni par quelle arme », a déploré Me Diallo. Puis Aminata, la sœur d’Eli Cheikhouna Ndiaye, a pris la parole : « Nous, les victimes des familles, nous ne devrions pas être là à réclamer la justice. Nous devrions déjà être passées à autre chose, parce que 2021 c’était il y a longtemps déjà. L’attente est trop longue, c’est dur. Au Sénégal, on ne devrait plus en être là, à tuer des enfants du pays. Mais là, on les a tués et il ne va rien se passer… », a-t-elle conclu, sans illusion.
Et le frère de Cheikh Wade, Abdoulaye, de renchérir : « Sur les 14 morts, il n’y a que celle de Cheikh qui ait été filmée. S’il n’y avait pas eu la vidéo, je suis persuadé que l’autopsie n’aurait pas révélé que le décès était dû à un traumatisme crânien par projectile d’arme à feu. Ils auraient dit que c’était les manifestants qui avaient lancé des cailloux. »
Pour Me Amadou Diallo, le problème ne se limite pas au seul cas des manifestations de mars 2021. C’est dans sa globalité que le traitement judiciaire des homicides commis par les forces de l’ordre sénégalaises pose question :
De façon générale, tant que la famille de la victime ne se mobilise pas, aucune enquête n’est ouverte. Et même lorsque c’est le cas, ce ne sont des enquêtes que de nom, puisque la plupart du temps il s’agit juste de simples auditions des parties civiles et de quelques témoins, sans aucune audition d’un quelconque mis en cause.
Contacté à plusieurs reprises, le ministère de la Justice n’a pas donné suite à nos sollicitations. Piqué au vif par les critiques répétées d’Amnesty International, il avait toutefois répondu publiquement à l’ONG en octobre 2022. Dans un communiqué, le ministère affirmait que « dans tous les cas où des agents d’exécution de la loi (policier ou gendarme) ont été mis en cause, l’action publique a été enclenchée ». Il soutenait également que dans les « rares » cas de recours excessif à la force, les autorités judiciaires « apprécient souverainement les faits ». À la fin du même communiqué, on lisait aussi que « le gouvernement condamne fermement l’accusation grave et non prouvée selon laquelle » la plupart des 14 personnes tuées en mars 2021 « l’ont été par les forces de l’ordre ».
Journaliste, Clair Rivière travaille notamment sur la question des migrations et des ravages de l’Europe-forteresse
Source : Afrique XXI
Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source www.kassataya.com