Le long du Nil, un si difficile partage des eaux

Afrique XXIDepuis qu’Addis-Abeba a entrepris de construire le barrage de la Renaissance, en 2011, les eaux du Nil font l’objet d’une intense bataille diplomatique entre l’Éthiopie, le Soudan et l’Égypte. Au-delà de l’enjeu géopolitique, il s’agit d’une question vitale pour des millions de personnes dont le quotidien est intimement lié au fleuve.

Entre 2020 et 2021, les photojournalistes Arthur Larie et Bastien Massa ont passé huit mois à descendre le Nil bleu, de sa source, en Éthiopie, jusqu’à son embouchure, en Égypte. Pendant ce voyage, ils ont cherché à comprendre les usages et les rapports économiques, culturels et religieux des habitants au fleuve, dans un contexte de grandes tensions liées au partage des eaux du Nil à la suite de la construction en Éthiopie du barrage de la Renaissance éthiopienne. Des agriculteurs égyptiens aux pêcheurs soudanais, de la jacinthe d’eau asphyxiant le lac Tana à la salinisation du delta, ce carnet de route témoigne des perceptions de chaque communauté prises dans une crise géopolitique qui redessine le futur de la région.

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Qualifié de « château d’eau d’Afrique de l’Est », l’Éthiopie est l’un des pays disposant des plus grandes ressources hydriques du continent africain. Parmi celles-ci, les principales sources du Nil : les rivières Abay, Tekeze et Baro-Akobo. Avec un flot annuel moyen de 86 milliards de mètres cubes (mesuré au niveau du barrage d’Assouan, en Égypte), le bassin du Nil bleu, niché dans les hauts plateaux éthiopiens, délivre plus de 60 % de l’ensemble des eaux du Nil. Et pourtant, l’Éthiopie n’a jamais eu la possibilité d’utiliser cette ressource pour se développer. En cause, la signature en 1929 et en 1959 de traités inégaux entre le Soudan et l’Égypte sur le partage des eaux du Nil. Ces deux textes ont imposé jusqu’à aujourd’hui un monopole sur le fleuve au détriment des pays situés en amont.

En 1929, l’Accord sur les eaux du Nil, signé entre Le Caire et Londres, instaure un droit de veto sur tout projet qui porterait atteinte aux besoins en eau de l’Égypte. Trente ans plus tard, un nouveau texte, l’Accord sur l’utilisation complète du Nil, signé cette fois-ci par les chefs d’État du Soudan et de l’Égypte, accorde un droit absolu aux deux pays sur les eaux du Nil. Sur les 86 milliards de mètres cubes du flot annuel du Nil, le traité garantit 18,5 milliards au Soudan et 55,5 milliards à l’Égypte – les 12 milliards restants correspondent à l’évaporation du fleuve. Depuis, l’Égypte ne cesse de se référer à ces textes et à son « droit naturel » sur le Nil lorsqu’un contentieux éclate au sujet du partage de l’eau.

Mais en 2011, l’Éthiopie décide d’en finir avec cette hégémonie séculaire et de se réapproprier les eaux du Nil en lançant la construction du plus grand barrage hydroélectrique du continent : le « Grand Barrage de la Renaissance éthiopienne ». Douze après son lancement, le gouvernement éthiopien a annoncé en mars 2023 l’achèvement de 90 % du chantier. Cette remise en question de l’équilibre géopolitique régional a suscité la colère des Égyptiens et des Soudanais, ouvrant la voie à une grave crise politique dans le bassin du Nil. Depuis plus de dix ans, des négociations sont en cours entre les trois pays pour arriver à un accord qui permettrait à l’Éthiopie de faire usage du barrage pour se développer sans affecter la sécurité et l’économie des pays situés en aval. Mais entre droits historiques et droits d’usage, les relations dans le bassin du Nil restent électriques.

 

À Gish Abay (Éthiopie), des pèlerins prélèvent de l’eau de la source du Nil bleu.
© Arthur Larie

Là où la terre et le paradis s’unissent

 

À l’aube, dans les hauts plateaux qui surplombent le lac Tana, munis de bidons et de bouteilles, des centaines de pèlerins convergent vers une petite source d’où jaillit une eau sacrée : la source du Nil Bleu. Fleuve sacré dans la culture orthodoxe éthiopienne, son origine divine remonte à la Genèse. Il y est écrit qu’un fleuve nommé Gihon se déverse depuis le jardin d’Éden sur le pays de Koush. Pour les Éthiopiens, ce lieu où « la terre et le paradis s’unissent » se trouve dans le village de Gish Abay, perché à 3 000 mètres d’altitude. Chaque année, des milliers de fidèles se rendent dans ces montagnes pour honorer le fleuve et recevoir sa bénédiction.

Mais, dans l’imaginaire populaire abyssinien, la relation entre le Nil – surnommé Abay – et les Éthiopiens est bien plus conflictuelle. De nombreux récits et poèmes témoignent de cette ambiguïté, comme cette chanson reprise depuis des générations à travers le pays :

 

Abay Abay,
Pourquoi joues-tu nos accords auprès des autres depuis tant d’années
Alors que pour nous tu ne les as jamais joués ?

 

Cette strophe illustre la frustration et le ressenti des Éthiopiens envers le Nil Bleu, sur lequel l’espoir du développement de l’Éthiopie repose. C’est ce qu’explique le chercheur Abebe Yirga, spécialiste du Nil à l’université de Baher Dar (Éthiopie) : « Dans les chants et les histoires populaires éthiopiens, le Nil est décrit comme un traître qui n’a jamais tenu ses promesses. Nous avons toujours attendu son aide mais il ne nous a jamais rien apporté. Aujourd’hui, il a enfin décidé de prendre ses responsabilités et de s’occuper du peuple éthiopien. Avec le barrage, le Nil est enfin de retour sur ses terres. »

 

Sur les hauts plateaux éthiopiens, le bois est l’une des seules sources d’énergie pour les habitants.
© Arthur Larie

Un méga-projet vital pour l’Éthiopie

 

C’est une scène ordinaire sur les hauts plateaux éthiopiens qui dominent le canyon du Nil bleu : sur des pistes escarpées, femmes et enfants transportent de volumineux fagots de bois. Ici, cette corvée est pour beaucoup quasi quotidienne : pour se chauffer, cuisiner ou simplement s’éclairer, le bois est à la base des besoins. La consommation a considérablement augmenté ces dernières années, intensifiant la pression sur les ressources forestières, où l’eucalyptus, arbre à la croissance rapide, est désormais roi.

Ces enjeux de développement sont à l’origine du méga-projet éthiopien : l’objectif est de produire suffisamment d’énergie pour électrifier le pays afin d’améliorer les conditions de vie des Éthiopiens. Deuxième pays le plus peuplé du continent (120 millions d’habitants selon la Banque mondiale), l’Éthiopie n’exploite que 3 % de son potentiel hydroélectrique tandis que la moitié de la population n’a toujours pas accès à l’électricité. C’est ce qu’a tenu à rappeler le Premier ministre Abiy Ahmed lors de l’inauguration de la première turbine du barrage en janvier 2022 (alors que la guerre faisait rage dans le nord du pays) : « Sans électricité, aucun pays n’a jamais réussi à vaincre la pauvreté, à assurer une croissance inclusive, à garantir une vie digne à ses citoyens et à atteindre un développement économique, social et environnemental durable. C’est pourquoi l’Éthiopie estime que les eaux du Nil peuvent être exploitées de manière raisonnable et équitable au profit de tous les habitants des pays riverains. »

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Arthur Larie

Arthur Larie est photojournaliste et vidéaste indépendant, principalement entre la France et la Corne de l’Afrique

 

Bastien Massa

Bastien Massa est reporter et photographe en Afrique de l’Est

Source : Afrique XXI

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