
Afrique XXI – Dans Programme de désordre absolu. Décoloniser le musée (La Fabrique, 2023)1, Françoise Vergès, théoricienne féministe décoloniale et antiraciste, s’attaque au « musée occidental », « cet étrange endroit où l’on peut trouver dans le même espace des tableaux, des objets, des meubles et des statues couvrant plusieurs continents et plusieurs époques, mais aussi, par centaines de milliers, des restes humains – crânes, os, cheveux ». Pour l’autrice d’Un féminisme décolonial (La Fabrique, 2019) et d’Une théorie féministe de la violence (La Fabrique, 2020), « le musée universel est une arme idéologique », et « les musées européens sont des dépôts de voleurs », voire de « vaste[s] tombe[s] dont les morts restent sans sépulture ».
Sur ce constat sans concession, elle rappelle que ce modèle de conservation est avant tout une invention européenne imposée au reste du monde. L’Afrique, où de nombreux pays réclament la restitution des objets pillés pendant la colonisation – et dont les conditions et le coût des prêts imposés par les anciens colons rebutent nombre de prétendants – ne possède que 0,8 % des musées du monde. Pour beaucoup d’Africains, le seul moyen de voir leur patrimoine est de se rendre dans une capitale occidentale. Pourtant, estime-t-elle, « les Européens ne sont pas les gardiens légitimes et universels de ces trésors ».
Taille des musées, conditions salariales (gardiens et gardiennes, hommes et femmes de ménage, guichetiers et guichetières…), part grandissante du mécénat privé, ségrégation… Le musée « universel » est un lieu où se croisent les inégalités sociales et une vision de l’histoire partielle et partiale, entre euphémisation et non-dits. Face à « l’impossibilité de décoloniser le musée », Françoise Vergès juge donc nécessaire « d’inventer un post-musée ».
Afrique XXI : Vous écrivez vous être intéressée aux musées tardivement. Pour quelles raisons ?
Françoise Vergès : Il y avait des musées à La Réunion, où j’ai grandi, mais la plupart étaient fermés ou en rénovation. De toute façon, je n’aurais jamais eu l’idée d’y aller. Pour moi, le musée représente l’État, l’État colonialiste, notamment parce qu’il a été créé sous la colonisation. Je me méfiais de toutes les institutions françaises. À La Réunion, la France traitait la culture réunionnaise, la langue, l’histoire de la musique, les rituels, avec un mépris total ou un paternalisme folklorisant. Très tôt, j’ai été en mesure de voir qu’il y avait un enjeu. Cependant, je visite quand même des musées assez tôt lors de mes voyages en Algérie, en Sicile… Mais sans vraiment m’intéresser à l’institution, plutôt aux objets.
Ensuite, tous les mouvements de libération, tous les mouvements sociaux et féministes, s’intéressent à la question de l’art et de la culture à travers la question de la représentation – comment sommes-nous représentés, et par qui ? Tous les mouvements d’indépendance ont de longs chapitres sur la question des arts et de la culture, de la décolonisation des mentalités, des esprits et des corps. Aux indépendances, on voit des troupes se créer, le Festival mondial des arts nègres à Dakar [1966] et le Festival culturel panafricain d’Alger [1969] arrivent très tôt. Et puis il y a le cinéma, qui a toujours été important pour moi. Tous ces mouvements sur les questions de la représentation et de la narration m’interrogent : comment va-t-on raconter des histoires autrement que de la manière coloniale et impérialiste ?
Ma curiosité est très forte car je veux voir comment les choses sont montrées. Je veux savoir comment ils ont fait, comment ils dissimulent, euphémisent, disent sans dire. Toutes ces manières de faire m’intéressent parce qu’elles peuvent m’apprendre ce qu’il faudrait faire autrement. Donc je vais partout où l’histoire est racontée autrement que par un texte : dans les musées, les mémoriaux…
« La peinture a été un vecteur »
Afrique XXI : Dans votre livre, il est principalement question du musée du Louvre, le « musée occidental » ou « musée universel » par excellence. Vous racontez notamment la procession à Paris, en 1798, des œuvres pillées par Napoléon et leur entrée au Louvre, qui, à cette époque, est rebaptisé du nom de l’autocrate…
Françoise Vergès : La place du musée du Louvre dans le récit national et dans l’image que la France donne d’elle-même est centrale. La culture, le degré de civilisation serait particulièrement élevé parce que, justement, là se trouvent ce qui est présenté comme les plus belles œuvres du monde, comme les plus beaux trésors de l’humanité.

Afrique XXI : Vous expliquez que la colonisation a influencé la peinture. Comment ?
Françoise Vergès : Les paysages, les lumières et de nombreux éléments en provenance des colonies vont enrichir la peinture. Ces images vont ensuite jouer un rôle de médiation entre l’Europe et ces mondes colonisés. Les Européens, quand ils arrivent sur le continent africain, ont ces images en tête. Comme aujourd’hui beaucoup vont en Afrique avec les images qu’ils voient à la télé et dans les journaux.
Je ne veux pas faire de leçons de morale, mais simplement rappeler comment se fabrique le système d’exploitation à travers la peinture. Elle a été un vecteur, elle n’est pas en dehors de tout. Tout comme j’interroge pourquoi il y a des sucriers, des tabatières, des cafetières qui apparaissent sur les tables, pourquoi ce sont les hommes qui fument et les femmes qui prennent le thé. Tout cela a influencé les représentations. Les arts décoratifs et les vaisselles changent, on voit l’Europe s’enrichir.
Journaliste passé par l’hebdomadaire Jeune Afrique, il a collaboré à divers journaux, dont Mediapart et Libération
Source : Afrique XXI
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