Au large de la Tunisie, les naufrages de migrants se succèdent : « Le temps qu’ils nous sortent de l’eau, plusieurs se sont noyés »

Au moins une trentaine d’Africains subsahariens ont péri noyés, la semaine dernière à proximité de Sfax, alors que s’intensifient les tentatives de fuir le climat antimigrants en Tunisie.

Le Monde  – Amadou a la voix vacillante, submergée par l’émotion. De son havre provisoire de Sfax, ville portuaire située à 270 kilomètres au sud-est de Tunis, le jeune Guinéen, qui préfère être identifié sous ce nom d’emprunt, raconte comment il a côtoyé la mort, mercredi 22 mars, dans les eaux glacées du large.

« Nous sommes partis vers 4 heures du matin, tout était normal, puis l’eau a commencé à entrer dans le bateau. Vers 7 heures, nous avons fait naufrage. » Il se souvient de tout : l’embarquement en pleine nuit sur une plage à proximité de Sfax, la longueur du bateau et la puissance du moteur, le départ vers les côtes de la Sicile. Puis, quelques heures plus tard, les vagues qui frappent violemment la coque, la panique, l’appel de détresse aux gardes-côtes tunisiens et, enfin, l’embarcation qui chavire, les corps en perdition. « Il y avait des petits bébés, ils sont tous morts », souffle-t-il.

Le jeune homme témoigne, vendredi 24 mars, assis sur un matelas à même le sol au milieu d’une dizaine d’autres migrants, dont quatre étaient à bord du même bateau. Tous ont trouvé refuge dans cette petite maison d’un quartier résidentiel de Sfax. Deux pièces : une chambre, où ils dorment tous, et une cuisine, sans compter les toilettes. A peine quelques mètres carrés entre lesquels on ne cesse de conter les drames et de décompter les morts. « Regarde cette photo, c’est un ami qui a disparu hier », lance un jeune homme, brandissant son téléphone portable. « Moi, mon frère est mort en mer il y a deux jours », lui répond un autre, d’une voix timide. Ces derniers jours, les naufrages s’enchaînent. Au moins cinq, d’après des chiffres officiels tunisiens cités par Reuters, probablement plus, qui ont coûté la vie à une trentaine de migrants.

 

Amadou et ses camarades d’infortune ont été poussés à quitter la Tunisie à cause d’un climat hostile. Le 21 février, le chef de l’Etat, Kaïs Saïed, avait prononcé un discours contre « les hordes de migrants clandestins », qui a déclenché une vague sans précédent d’agressions racistes contre la communauté noire dans le pays. Pour ceux des Subsahariens ne pouvant – ou ne souhaitant – pas retourner dans leur pays d’origine, la traversée de la Méditerranée vers l’Italie s’est imposée. C’est le cas d’Amadou.

« [Kaïs Saïed] a fait sa déclaration, le 21, j’ai perdu mon travail de pâtissier, le 23, relate-t-il. Mon patron était très gentil, il était aimable avec moi, il me traitait bien, il me donnait de la nourriture. Mais, après le discours, il m’a dit : “Je ne peux pas prendre le risque d’avoir des problèmes.” Il a bien essayé de m’arranger un contrat de travail pour que je puisse obtenir ma carte de résident, mais ce n’était pas possible. Il m’a payé ce qu’il me devait et je suis parti. » Deux jours plus tard, son bailleur le somme de quitter sans délai l’appartement où il vivait avec deux autres personnes. Amadou passe plusieurs jours dans la rue avant qu’un ami lui propose de l’héberger. Il le rejoint à Sfax dans cette maison.

 

« J’ai vu les enfants, les femmes qui criaient »

 

Quatre de ses compagnons, présents dans la pièce, qui ont pris place à bord du même bateau, attestent être partis pour les mêmes raisons. Au total, 38 personnes se trouvaient dans l’embarcation lorsqu’elle a chaviré. Les survivants ont passé plusieurs heures dans l’eau, à la dérive, accrochés à des chambres à air. Ils ont finalement été secourus par les gardes-côtes tunisiens et ramenés à l’hôpital de Jebeniana, à une trentaine de kilomètres au nord-est de Sfax. L’embarcation d’Amadou faisait partie d’un convoi de quatre bateaux. Deux d’entre eux ont fait demi-tour face aux conditions météorologiques difficiles. On n’a pas retrouvé trace du dernier, à bord duquel quarante personnes avaient pris place.

Il est difficile de mesurer l’ampleur de ce phénomène d’exode. A 186 kilomètres de là, l’île italienne de Lampedusa a enregistré près de 900 arrivées entre jeudi et vendredi, selon l’agence de presse italienne Ansa. Ce chiffre s’ajoute aux 12 134 migrants et réfugiés déjà débarqués du 1er janvier au 19 mars en Sicile à partir de la Tunisie, soit dix fois plus que lors de la période correspondante de 2022. Et le nombre serait bien plus important sans la garde nationale maritime tunisienne, qui affirme avoir intercepté, en vertu d’un accord passé avec l’Italie, 2 034 personnes à bord d’une trentaine d’embarcations pour les seules journées de mercredi et de jeudi. Mais, derrière ces chiffres impressionnants, de plus en plus de témoignages pointent du doigt le comportement des gardes-côtes.

 

Assis à côté d’Amadou, Ousmane – également un nom d’emprunt – a, lui aussi, frôlé la mort, le 23 mars. Il était parti à l’aube de la même région en compagnie d’une cinquantaine de personnes. Son embarcation a été rattrapée par un canot semi-rigide de la garde nationale maritime. « Avant de partir, le conducteur du bateau nous a dit qu’il avait été intercepté trois fois et qu’il ne comptait pas se faire prendre, témoigne-t-il. Quand les gardes-côtes sont arrivés, ils nous ont crié d’éteindre le moteur. Ils ont sorti une longue barre de fer et ont tapé sur le moteur. Puis ils ont essayé d’attraper le moteur avec une corde, mais ça n’a pas marché. Ils ont jeté des bouteilles d’eau sur nous pour nous faire mal. »

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(Sfax, Tunisie, envoyé spécial)

 

 

 

 

Source : Le Monde 

 

 

 

 

 

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