Sarojini Naidu, «mère» de l’indépendance de l’Inde et égale de Gandhi

Très proche du Mahatma et d'une modernité étonnante, cette poétesse et activiste s'est battue pour l'indépendance et contre les stéréotypes, obtenant des avancées sociales historiques.

Slate – En Inde, la date la plus importante pour les femmes n’est pas le 8 mars, mais le 13 février, anniversaire de la naissance de Sarojini Naidu (née Chattopadhyay, 1879-1949), activiste et poétesse qui a changé le cours de l’histoire du pays. Le monde occidental ne semble pas connaître le nom de cette femme, reléguée au rôle de présence anonyme aux côtés du Mahatma Gandhi sur nombre de clichés historiques. Mais en février 2023, la vidéo d’un de ses discours, partagée sur Twitter par l’ancien ministre norvégien de l’Environnement Erik Solheim, est devenue virale.

La séquence est quasi centenaire, puisque filmée en 1928 aux États-Unis. L’activiste indienne, drapée dans un traditionnel sari, tête haute, y déclare avec assurance: «Mes amis, j’ai parcouru des milliers de kilomètres pour venir à vous, en tant qu’ambassadrice d’un pays très ancien auprès de la plus jeune nation du monde.» Comme son rôle d’ambassadrice officieuse, l’anglais éloquent de Sarojini Naidu, qui a succédé à Gandhi à la présidence du Congrès national indien (CNI), a dû surprendre plus d’un Américain.

Anticipant cette réaction, elle poursuit: «Cela peut vous surprendre qu’un pays qu’on vous apprend à considérer comme conservateur ait choisi une femme pour être sa représentante et son ambassadrice. Mais si vous lisez toute l’histoire de la civilisation indienne, vous vous rendrez compte que les femmes ont été le pivot même de sa culture, de toute son inspiration, et de toutes les missions de paix qui se sont rendues à l’étranger, depuis des siècles, jusqu’aux confins du monde.»

Un soupçon de sourire poli tend ses lèvres et on jurerait apercevoir un éclat de défi dans son œil sombre. Le ton est ferme, le maniement du sous-texte admirable: Sarojini Naidu, le «Rossignol du Bengale» (le surnom lui a été donné pour la qualité musicale de sa poésie), vient d’administrer en quelques phrases une leçon d’histoire et un retentissant soufflet à la misogynie et aux stéréotypes.

Cette assurance en ses propres capacités et en la puissance de la femme indienne, elle les doit à son éducation peu commune. Quand elle naît à Hyderabad (État du Telangana) en 1879, quelque 99,7% des femmes indiennes sont illettrées. Ses parents sont de riches brahmanes (membres de la caste la plus élevée en Inde) aux idées progressistes, qui évoluent dans un environnement cosmopolite et instillent chez leurs huit enfants le goût de l’égalité sociale et de l’indépendance d’idées. Sarojini Naidu est née chanceuse, mais elle va se battre pour faire profiter d’autres de cette bonne fortune.

 

Rêveurs de rêves et enfant prodige

 

Sa mère et son père sont de doux rêveurs épris de littérature qui mêlent, selon la tradition brahmane, le mythe et la réalité. Harin, le plus jeune frère de Sarojini, évoque ainsi une enfance comparable à un «extatique chapitre d’invention et de découverte», imaginé par un couple qui «faisait tout pour [leur] donner l’impression que la vie n’était un flot continu d’arcs-en-ciel et de joyeux événements», illuminant «les ténèbres de la vie», «projetant espoir et bénédiction sur tout ce qu’ils rencontraient sur la route».

Des parents porteurs de lumière, mais pas des illuminés: le père, Aghorenath Chattopadhyay, est le premier Indien à avoir reçu un doctorat en sciences, dans les années 1870, après avoir brillamment étudié à l’université d’Édimbourg. Ensuite devenu directeur de l’université de Nizam à Hyderabad, il a bataillé pour que le premier établissement d’enseignement supérieur réservé aux femmes voie le jour.

Grand original, cet universitaire apprécié était aussi un alchimiste passionné. Des témoignages évoquent ainsi de joyeuses séances d’expérimentation au cours desquelles ce bon vivant à la longue barbe blanche invitait toute sorte d’apprentis scientifiques, de tous les âges et de tous les milieux, à se joindre à lui dans une salle de sport désaffectée de l’université. Dans de grands chaudrons posés sur un foyer, ils jetaient différents métaux avec l’espoir de les transformer en or. Selon les mots de sa fille, Aghorenath Chattopadhyay était un formidable «rêveur de rêves».

 

Fourbir ses mots

 

La jeune Sarojini Chattopadhyay a hérité de cette insatiable curiosité et fait preuve d’une exceptionnelle précocité. Lorsqu’elle entre à l’université de Madras, elle n’est âgée que de 12 ans. Elle en à peine 16 lorsque ses parents décident de l’envoyer étudier à Londres, où elle fréquente le King’s College entre 1895 et 1898, puis Cambridge.

Si son cas n’est pas inédit, il n’en reste pas moins fort rare dans l’Angleterre victorienne (on estimait à 700 le nombre d’étudiants indiens en Grande-Bretagne en 1900, un groupe très majoritairement masculin). Mais elle n’y trouve ni satisfaction ni bonheur: tombée amoureuse d’un jeune veuf à Hyderabad avant son départ, elle a la ferme intention de l’épouser.

Une toute jeune Sarojini croquée par Yeats à Londres, vers 1895-98. | Domaine public via Wikimedia Commons

 

En Inde, elle retrouve avec délectation sa famille et la vie au sein du «Golden Threshold» («Le seuil d’or»), leur résidence sur le campus de l’université. Tout ce qu’Hyderabad compte d’intellectuels progressistes s’y retrouve. On y débat des actions nécessaires à l’émancipation des femmes, que tous considèrent comme une étape cruciale, indissociable de l’accession à l’indépendance du pays.

Sarojini Chattopadhyay, qui, comme sa mère, écrit de la poésie depuis son plus jeune âge, donne à son premier recueil le nom de ce bâtiment. Paru en 1905, The Golden Threshold s’offre même le luxe de comporter un portrait de Sarojini par John Butler Yeats, père du célèbre poète William Butler Yeats, dont elle a fait la connaissance en Angleterre. Son œuvre reçoit une attention internationale.

À cette époque, elle est déjà mère de plusieurs enfants, nés de son union avec Govindarajulu Naidu. L’amour qu’elle lui porte est réciproque, mais le médecin (comme son beau-père, il a obtenu un doctorat à l’université d’Édimbourg) n’est pas né dans la même caste que son épouse. Ce mariage –scandaleux pour l’époque, comme il le serait encore aujourd’hui– a toutefois été approuvé par les deux familles: Aghorenath avait été l’un des plus fervents partisans du passage du Indian Christian Marriage Act en 1872, loi autorisant le mariage inter-caste et inter-régional. Sa fille est l’une des premières à en bénéficier.

 

Une poétesse très engagée

 

À la même époque, Sarojini Naidu met à profit son talent pour les mots et son aise oratoire manifeste pour prendre la parole devant le Congrès ou encore au cours de la 22e Indian Social Conference à Calcutta en 1906, en ardente promotrice des droits des femmes ainsi que de l’indépendance de l’Inde, sous domination britannique depuis 1757.

Dans ses poèmes, elle utilise le doubles sens pour dénoncer en filigrane les inégalités qui frappent son pays et plus particulièrement ses concitoyennes. Sa rencontre avec la jeune chirurgienne et réformatrice sociale Muthulakshmi Reddy (diplômée en 1912, elle est la première femme médecin d’Inde) est décisive. Dès sa fondation en 1917, les deux femmes sont d’importantes membres de la Women’s Indian Association.

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Elodie Palasse-Leroux — Édité par Natacha Zimmermann

Source : Slate (France) – Le 12 mars 2023

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