
– 7 janvier 2023 : un collégien se pend dans sa chambre. Il avait 13 ans et il s’appelait Lucas. Comment un garçon de cet âge peut-il en arriver à un tel geste ? Comment peut-il, au milieu de ses cahiers, ses livres, ses objets, dans cet univers qui est le sien, et qui sans doute habituellement le rassure comme peuvent nous rassurer les choses familières, décider d’un geste qui fera que, quelques instants plus tard, tout cela pour lui n’existera plus, et que lui-même ne sera plus là ? Que peut-il avoir vécu, qui l’ait conduit à un désespoir tel qu’il ne puisse plus envisager aucune autre solution ?
Face à ce questionnement, un mot a été mis en avant : harcèlement. On a expliqué que des élèves de sa classe « harcelaient » Lucas à propos de son orientation sexuelle. Et chacun s’est une fois de plus indigné. A juste titre. Mais a-t-on pour autant pris la mesure de ce qu’est vraiment le harcèlement ? Rien n’est moins sûr.
On peut en effet penser que nombre de ceux qui s’indignent, si on les interrogeait plus avant sur le suicide de Lucas (ou sur d’autres, survenus dans des circonstances équivalentes) invoqueraient sans doute – sans pour autant nier le poids des souffrances subies – une fragilité particulière de cet adolescent. Prouvant ainsi leur conviction – largement partagée par ailleurs – que, si le harcèlement peut être mortel, il n’est pas dans sa nature de l’être. Or, une telle conception est fausse.
Lucas avait sans nul doute des fragilités : tous les êtres humains, quel que soit leur âge, en ont. Mais le harcèlement n’a nul besoin des fragilités de ses victimes pour les tuer et le plus étonnant d’ailleurs n’est pas tant qu’il tue, mais qu’il ne tue pas plus souvent encore qu’il ne le fait, car il est, en tant que tel, une arme ; et même une arme dotée, dans sa conception même, de la capacité de tuer. Et il serait urgent de le comprendre, car seule la prise de conscience de son extrême dangerosité peut permettre la mobilisation immédiate et totale que nécessite le harcèlement dès qu’il survient, notamment en milieu scolaire.
Pourquoi le harcèlement est-il aussi dangereux ?
Toute personne vit avec une image – intériorisée – d’elle-même, qui est essentielle à son équilibre psychique, d’une part parce que cette image participe de la conscience que cette personne a d’elle-même (conscience qu’exprime, en français, la forme pronominale : je « me » sens comme ci…). Et, d’autre part, parce que c’est toujours avec l’idée (fausse, mais tenace) que les autres vont forcément la voir comme elle-même se voit que la personne aborde ses rencontres avec eux.
Cette image, complexe, construite dès l’enfance de la personne, en fonction de la valeur qui lui a été accordée, a évolué ensuite, et reste mouvante : elle peut toujours se modifier ; et c’est, pour la personne, une source très importante d’espoir. Or, c’est précisément à cette image que le harcèlement s’attaque, chez ses victimes, et d’une façon particulièrement destructrice.
Les harceleurs, en effet, fabriquent, en quelques traits caricaturaux, une sorte de portrait dévalorisant, et souvent même infamant, de leur victime. Ils font en sorte que, effaçant la complexité de ce qu’elle était jusque-là, ce portrait la représente chaque fois qu’il est question d’elle. Et, le faisant circuler, démultiplié sur les réseaux sociaux, ils la transforment en une cible, qu’ils proposent à tous.
Que se passe-t-il pour la personne harcelée ?
La victime se retrouve donc cernée de toutes parts par des reproductions, à l’infini, d’un portrait censé la représenter. Situation totalement destructrice, non pas seulement parce que ce portrait porte atteinte à sa valeur et à sa dignité. Mais surtout parce que les harceleurs – qui, nombreux, disent tous, tout le temps, et le plus souvent avec les mêmes mots, la même chose – le lui présentent non pas comme une représentation d’elle, qui pourrait être contestée, mais comme une image d’elle-même qu’un miroir lui renverrait, et qui correspondrait, de façon définitive, à ce qu’elle est vraiment.
Définie ainsi massivement et de façon incessante de l’extérieur par les autres, la victime perd peu à peu sa capacité à s’appréhender elle-même, de façon subjective. Et, dépossédée de l’image qu’elle avait d’elle-même, elle ne peut empêcher très longtemps que le portrait infamant, s’inscrivant en elle, remplace (au moins en partie) cette image.
Transformation qui pourra la faire sombrer dans la dépression ou même la pousser à vouloir mourir. Non pas tant pour ne plus vivre que pour détruire celui ou celle que, le portrait ayant remplacé son image, elle croit désormais être.
Pourquoi la victime a-t-elle autant de mal à résister ?
C’est généralement pour l’expliquer que l’on invoque ses fragilités. Or, le poison du harcèlement circule, c’est vrai, dans les victimes en s’appuyant sur leurs fragilités (que les soignants essaieront d’ailleurs ensuite, avec elles, de repérer afin de les aider). Mais ces fragilités – dues à leur histoire, à des événements ou à des périodes (comme l’adolescence) difficiles – ne doivent pas masquer la puissance de ce poison.
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